L’hypokhâgneux (extraits ; version revue)

4 octobre 2012 0 Par Julien Maudoux

Version .pdf  J’ai écrit un nombre ahurissant de pages inutiles, pour mon délassement (au sens fort), qui ont rempli des carnets, ensuite recopiés au propre pour donner un ouvrage étrange intitulé Mes carnets lémoniens – miscellanées larmoyantes, pot-pourri pourri, 2008-2010 (lémonien fait référence à Poitiers – au départ j’avais pensé à mettre Les Pictaviennes pour faire écho aux Pontiques, mais c’était un peu prétentieux, non?).

Je vous propose plus bas un extrait du troisième chapitre (« L’hypokhâgneux ») du deuxième livre (qui concerne le séjour à Poitiers). Pour vous donner une idée, voici l’un des épigraphes (nombreux) de cette partie (Du côté de Poitiers):

Je chante les épreuves du dépressif qui dut quitter sa maison bien-aimée

Et qui, prédestiné, gagna Poitiers, sur les rivages du Clain ;

Il fut longtemps malmené et sur terre et dans les trains

A cause de la colère tenace du cruel Destin

La prépa aussi l’éprouva à foison, jusqu’à ce qu’il pût quitter cette cité

Et offrir aux Français et aux restes du monde

Le récit intenable de souffrances impossibles.

Note : il s’agit d’une fiction, vous l’aurez bien compris. Autofiction si l’on veut pour certains chapitres plus réalistes (dont le narrateur est alors Romain [c’est mon deuxième prénom]), mais d’autres sont de véritables délires et mettent en scène un certain Stéphane (mon troisième prénom) au milieu des périples de la vie en prépa au lycée « Léon Perrault » de Poitiers ». Au menu : science-fiction, pastiches d’auteurs, parodies, fantasy, et, tout simplement, ridicule littéraire, le tout porté par un style inimitable, et rendu incompréhensible à 99,9% des locuteurs de la langue française par le recours volontaire à des termes d’ancien et de moyen français, de patois, de dialectes, à des néologismes… dont certains ne figurent même pas dans les (pourtant remplies!) bases de données du Centre National de Ressources Textuelles et Lexicales.

Mais il est temps de vous (je ne sais pas trop si je devrais utiliser ce pronom, je ferais mieux d’employer le « tu », parce qu’il n’existe sans doute pas plus d’un lecteur de mon blog, voire je, puisqu’il s’agirait dans ce cas de moi-même et moi seul…) donner l’extrait. Note : il s’agit d’un pastiche de La Religieuse de Diderot : en bref, non pas les horreurs du couvent, mais les horreurs d’une hypokhâgne et d’un lycée imaginaire. Les personnages sont imaginaires eux-aussi. Le questionnaire de rentrée que j’ai eu en hypokhâgne n’avait rien à voir avec celui-ci, je vous rassure.

Note : j’ai déjà publié ici une version plus ancienne du texte et plus courte.

III – L’hypokhâgneux

« Des horreurs si multipliées, si variées, si continues ! Une suite d’atrocités si recherchées dans les âmes religieuses ! Cela n’est pas vraisemblable »[1]

La réponse électronique de Monsieur le préfet de la Vienne, s’il m’en fait une, me fournira les premières lignes de ce récit[2]. Avant de lui écrire, j’ai voulu le connaître. Aussi me suis-je, un jour qu’il n’y avait, comme par miracle, personne dans les salles informatiques de la résidence, connecté à un site qui présentait cet homme ; il me parut intègre et loyal ; cultivé et gentil ; du genre compatissant ; ses fonctions officielles dans l’administration me laissaient penser qu’il étudierait mon cas avec, outre la bienveillance qui lui semblait si naturelle, un intérêt certain, et, peut-être, l’envie d’améliorer concrètement mon sort. Je lui envoyai donc par courriel un récit de mes déboires, liant la précision à la franchise, le style à l’exhaustivité ; je dus le fractionner, tant il était longuet, en plusieurs envois (et vous saurez bientôt par quel terrible moyen je pus produire un texte à ce point interminable) ; c’est, ici, le résumé de l’abrégé du condensé de son sommaire, que je vous invite, autres lecteurs, à lire.

            Monsieur,

            Je ne vous ferai pas grand détail de mes premières semaines ; c’est le temps le plus doux de la vie en prépa ; mais il ne faut sans doute pas le clamer aux quatre chemins, car ce n’est pas un avis tout à fait partagé. En effet il est sûr, Monsieur, que sur cent étudiants qui quittent ce navire avant le premier mois, il y en a peut-être cinquante qui préfèrent se prélasser dans les bancs de l’amphi, mais il y en a aussi cinquante autres qui fuient par détresse, par peur, ou qui deviennent fous. Il arriva un jour qu’il s’en échappa un de ces derniers d’une des classes où on le tenait renfermé. Je passai justement dans le couloir ; il tomba, littéralement, sur moi, comme un mort-vivant. Je ne vis rien, durant cette année là, qui ne me portât plus à la compassion, que cet être misérable. Il était presque nu, avait la tête blême ; sur sa peau délaissée du lavage quotidien se voyaient les scarifications qu’on avait exigé pour qu’il rédimât ses erreurs de khôlle ; ses yeux épuisés de fatigue et horriblement nystagmusés vrillaient dans leurs orbites cireux ; il ne semblait pas voir où il allait, sa rétine ayant conservé l’impression des pages de cours qu’il s’était farci le soir précédent ; sa bouche, entrouverte en un rictus horrible, éructait presque automatiquement des déclinaisons que son état second rendait encore plus fautives qu’il ne les croyait connaître ; il se frappait les tempes pour faire cesser cette involontaire litanie, mais sans succès ; il hurlait alors par intermittences, insultait ses congénères qui commençaient à nous entourer, l’air grave (mais peu surpris, comme s’ils avaient l’habitude) ; puis, finalement, après avoir chuté, n’ayant pu qu’à moitié s’accrocher à mon manteau (qu’il humecta par là même d’un mélange de sang et d’une bave tellement étrange qu’on eût dit que c’était une partie de son cerveau trop exténuée pour rester à l’abri de sa boîte crânienne qu’il avait recrachée), il partit en rampant vers l’infirmerie, à la manière de quelqu’un que possède Pazuzu[3]. Je fus d’abord tétanisé ; puis je tremblai, comme si j’étais moi aussi touché par son delirium, ou gagné par l’esprit maléfique susmentionné ; ensuite je voulus suivre son exemple, prendre l’escampette et m’enfuir de prépa. On pressentit quelle conséquence pouvait avoir cette affaire sur le cours de mes études ; on me retint ; une responsable monta me voir, me parla longuement, mit bien vite fin à mon projet. On me dit de cet étudiant je ne sais combien de mensonges ridicules mais subtilement donnés : qu’il se croyait entré en commerce avec les Muses ; qu’il était arrivé au lycée dans le même état que celui où il s’apprêtait de le quitter ; qu’une maladie dermique était la cause de ses cicatrices ; que son bégaiement, empirant, avait produit la sorte de mania langagière à laquelle j’avais assistée ; ou plutôt (car on se contredisait bien) que c’était un grand fan des Surréalistes, et qu’il le faisait tout à fait consciemment ; en tout cas, que ni les cours, ni les khôlles, ni la nourriture du self, ni l’impossibilité de réguler la température des douches ou de changer de sommier, ni l’état des chambres de la résidence (ces chambres sont des bauges vouées au dépérissement), n’étaient en cause dans cette crise. Je protestai ; un de ses amis, tout pâle, qui était près de là, voulut donner des preuves de la culpabilité de l’institution ; on le lui interdit. Je compris qu’on souhaitait au plus vite enterrer cette affaire : je ressortais du bureau, lorsque je revis des personnes de la classe du pauvre étudiant, soudain devenus incapables de me donner son nom ; l’on avait enlevé sa chaise dans la salle de cours ; la chambre qu’il avait occupée pendant ces quelques semaines avait rapidement changé de propriétaire ; il subsista si peu d’indices concrets de son passage en prépa, que certains se persuadèrent même qu’il n’avait jamais existé ; et, lorsqu’un peu plus tard, je revis son ami, précédemment cité, et lui demandai où en étaient les choses, il ne me parla pas, mais me désigna, sur son cou, une marque de gifle puissante, que cachait à moitié son épaisse tignasse, avant de me faire le signe de la bouche cousue. Il y eut d’autres cas de ce genre durant cette première époque, si je m’en fie aux informations que je glanais non sans risques sur un site internet clandestin qui cherchait, depuis des années, à révéler au monde la terrible face cachée du lycée. Photos à l’appui, un rédacteur anonyme décrivait le cas d’un ancien khâgneux qui, pendant un devoir de six heures un samedi matin, avait définitivement perdu la tête ; placé, depuis, en hôpital de jour, il ne s’exprimait plus qu’en gargouillements, et ne se séparait jamais d’un exemplaire original du Gaffiot qu’il appelait « Mon précieux ». Je ne parvins pas pour ma part, et je pense que vous non plus ne le pourriez pas, Monsieur, à lire ces articles sans avoir larme à l’œil. Cependant vous ne sauriez retrouver ces preuves : le site a disparu, ses rédacteurs avec. Un jour nous fumes tous conviés dans la salle de conférence (et par conviés, je veux dire obligés de s’y rendre) ; nous en ressortîmes ébranlés ; nous avions été les spectateurs d’une scène d’inquisition terrifiante : il nous fallait supporter la vision des tourments infligés aux responsables du site, sans produire de sanglot, sans nous barrer la bouche, sans rien montrer d’horreur – ceux qui ne se retenaient pas, on les amenait, eux aussi, sur le banc des accusés, et on les traitait avec encore moins de pitié que les autres. Alors, moi aussi, durant le jour, j’oubliais ; mais le soir, avant d’aller coucher dans ma cellule, égrenant moult fois mon chapelet khâgnard et répétant les Noster Cicero et les Ave Diderote, luxis plenus à foison, je revoyais ce jeune homme, et me demandais si d’entre tous, il n’était pas le seul à avoir raison.

1 – Le défilé des Professeurs

Mais il semble, Monsieur, et vous m’en excuserez, j’espère, que, pour capter votre attention, j’ai commencé, pourrait-on dire, trop promptement mon récit, et l’ai peut-être trop vite porté vers la noirceur ; certes : elle en constituera la matière principale, mais il y eut aussi quelques moments de joie qui, quoique souvent mêlés à un brin de terreur, parce qu’en prépa rien n’est manichéen – si ce n’est l’opposition frontale entre certaines personnes dont j’aurai plus tard à vous parler – et ces moments, je me propose de vous en conter quelques uns dans mon texte. Mais d’abord, je voudrais vous parler de mes professeurs, de leurs bizarreries, de leurs excentricités, qui pimentent nos cours, les portant tantôt vers le rire, tantôt vers l’épouvante, et tantôt dans une étrange mixture où les deux se mêlent en proportions plus ou moins égales.

Croyez-moi sur parole : je me souviendrais toute ma vie du premier cours avec Monsieur Trabons, notre Professeur de littérature.

Nous attendions depuis plus de cinq minutes dans la salle de classe ; pas un signe du prof. Il y avait cependant marqué au tableau, d’une écriture que l’on ne pouvait que juger magistrale : MONSIEUR TRABONS, DOUBLE DOCTEUR ES LETTRES, AGREGE « DE TOUTES LETTRES ». La plupart d’entre nous analysaient, soit en dialoguant, pour ceux qui avaient eu le temps de prendre connaissance, soit en pensée, comme c’était le cas – mais malgré lui – de votre humble correspondant, ce que signifiait cette marque d’amour-propre de la part de ce « docteur » qui avait pris grand soin de poser monumentalement son incroyable identité devant nous, comme s’il désirait que, pendant qu’il nous gratifiait de cette absence que certains employaient plutôt mal en bavardages non liés à l’analyse approfondie de cette inscription augurale, nous songions à ces mots et à inscrire au plus profond de notre crâne que nous allions avoir affaire (s’il daignait se montrer) à quelqu’un d’aussi regardant de ses titres qu’un fier padischah, – en bref, d’une sommité. C’était assez terrifiant, et je m’attendais au meilleur comme au pire, perdu dans mes réflexions, tandis que d’autres, il faut le dire, qui braillaient, ne s’attendaient à rien.

Ce fut un coup puissant, brusque, soudain ; la porte s’ouvrit ; Monsieur Trabons entra. Il y avait dans sa démarche, dans son allure, dans le perçant de son regard bleu, un attrait magnétique, qui força illico toutes les faces à se porter vers lui, tandis qu’il se dirigeait prestement mais avec une majesté trop naturelle pour être feinte vers la petite estrade où trônait son bureau. Il ne nous laissa guère le temps d’intégrer et de commenter intérieurement les points notables de sa physionomie ; car à peine arrivé, il s’immobilisa, se tourna vers nous, et déclama sans préambule, d’un voix qui me rappela tout de suite celle de Bernard Dhéran, et à une vitesse et avec une maîtrise que l’on n’aurait crues possibles que dans quelque monde parallèle où l’improvisation orale présentait aussi peu d’errements qu’un écrit ayant profité de maints brouillons préalables :

« Vous êtes arrivés ici comme des morceaux de chair dépourvus d’âme ; comme un ignoble troupeau d’ignorants, ayant bien peu de cervelle, et pour seul mode d’emploi de ce noble instrument, le salmigondis que le Secondaire a bien voulu vous transmettre, et dont la très-relative efficacité varie selon le budget annuel de l’Éducation nationale, la sottise ou la présence d’esprit des faiseurs de programme, le salaire des profs, et, en maigre part, parfois, leur bonne volonté. Mais vous êtes dans le Supérieur à présent ! Vous avez eu en effet votre bac ! Ouah ! Votre bac ! Onomatopée presque aussi grossière que le sens qu’elle transporte ! Bac bac bac ! Tel est le cri propre de ces animaux que vous êtes : des bacaques ! Tous fats, tous suffisants, avec vos dix-neuf et vos vingt. Or ça ! Oubliez-vite ces notes. J’en donne encore, il est vrai, et même souvent ; mais sur cent – eh oui, changement d’échelle ! Un vingt au bac, ici, ça mérite une claque, et une mise au coin. Il faudrait que vous eussiez eu quarante, pour égaler un dix de prépa. Ah ! Ce que vous vous sentiez si importants, accueillis par le maire, le préfet, le ministre, pour vos géniales bacaqueries ! Sots ! C’est bien une pensée d’analphabète diplômé, comme dirait le capitaine Haddock, ça ! Ces réceptions étaient faites non en votre honneur, mais en celui de la boustifaille – du boire et du manger ! Faut voir comment ça marche, dans l’administration : ils commandent chaque année un stock convenu d’apéros, de buffets, de délices ; pour donner une justification raisonnable à ces libéralités, en fait toutes causées par leur gourmandise infinie, eh bien… ils invitent ! Si personne dans le coin n’avait eu de bon résultat au bac, pensez-vous, ils auraient invité les cancres, sous prétexte de les amener à s’améliorer en contemplant les ors délavés de notre vieille République ! Mais passons.

« Mes bacaques, votre encéphale bien vide, c’est à moi de la remplir à présent, et de choses littéraires. Je n’ose pas dire : de littérature, mon dieu; c’est bien trop tôt. Vous verrez cela quand vous serez des khâgneux, c’est-à-dire déjà moins ânes, quoiqu’encore bien benêts – seuls les normaliens méritent le nom béni d’êtres humains, ou plutôt devrais-je dire les normaliens agrégés détenteurs d’un doctorat. D’abord, une année au moins se nécessite, pour aller de votre caverne à la lumière des connaissances et des méthodes que je vais vous prodiguer, si vous me permettez d’utiliser, parce que je ne vois pas comment communiquer autrement avec vos esprits obtus, une image d’une honteuse banalité… Et pour cela, je veux dire, pour vous instruite, il faut que je vous connaisse. Non que ça m’enchante et de vous demander de m’indiquer des superfluités, et d’avoir à les lire. La feuille que vous remplirez tout à l’heure, où je vous demanderai de m’indiquer vos goûts, vos lectures préférées, n’est qu’un prétexte – faut bien passer le temps, je ne vais pas, quand même, vous faire un vrai cours durant ces deux premières heures. Je me moque bien de connaître le goût d’un bacaque ; parce qu’un bacaque, ça n’a pas de goût. Pas encore. Ca a appris à lire depuis dix ou onze ans, et depuis, ça croit que ça sait lire. Détrompez-vous ! Savoir lire, c’est à moi de vous l’apprendre. Ensuite, vous pourrez commencer à songer à la critique, à l’étude, à la recherche, littéraires. Que ceux qui se croyaient capables d’y accéder sans mon assistance se détrompent sur le champ. Mes bons amis, vous ne connaissez encore ni texte ni glose, comme on disait au Moyen Âge; en somme, vous êtes fous ; mais ça s’arrangera… Et je ne parle même pas de l’écriture. Vos pathétiques essais, vos débuts de romans (et il prononça ce mot avec un dégoût non moindre que s’il avait craché), vous les jetterez bientôt au feu, et à cœur-joie. Il est plus que temps de commencer votre éducation. Et je vous préviens : ça va faire mal. »

Pendant qu’il parlait, il avait promené son regard sur la liste des noms ; soudain, s’arrêtant sur l’un d’eux, il eut un presque imperceptible sourire, et nous humâmes l’approche d’un malheur.

« Maudoux ! » aboya-t-il soudain.

Je levai un doigt terrifié.

Il eut un rire énorme, sardonique – mais bref.

Pas une cellule de mon corps n’aurait osé bouger, sauf celles de la sueur qui commençait à perler sur ma face rubescente.

« Oh non ! » dit-il, terrible, dans sa manie de considérer qu’il n’est pas nécessaire de suivre l’ordre normal d’un énoncé (comme de la pensée) ; que commencer par la fin est bien plus surprenant, menaçant, poétique ; que l’embrouillamini ainsi causé est l’indice de son intelligence supérieure tout autant qu’une invitation lancée à celle, minable, de son interlocuteur, de s’améliorer. « Oh non ! Ne pensez pas que votre nom vous sauvera du labeur, oh que non ! Ici, pas de maux doux : non ! Pas d’oxymores de ce genre. Ici, les maux sont tels, c’est-à-dire durs. Et pour tous ! » rugit-il en considérant tout le monde du regard, avant de continuer, s’adressant à la classe entière :

« C’est moi qui vous ferai passer vos khôlles de français. Oui : toutes. C’est que j’aime ça. Pas de plus grand plaisir dans le métier que de vous voir trembler sur vos chaises, et tenter d’extirper de votre crâne des idées qui n’y étant pas n’en sortiront jamais, parce que vous êtes bêtes et ignares, au début – et pour certains, certes, c’est encore valable à la fin, mais passons… Des khôlles, c’en seront – ça oui. Vous avez peut-être entendu dire par les anciens que je suis impitoyable. C’est faux. Je suis plus que ça. Le démon ténébreux qui peuple vos cauchemars depuis votre tendre enfance, qui vous apparaissait jusqu’à présent sans visage, ou bien flouté ? C’est moi. La petite voix qui vous fait douter de vous-mêmes en toutes occasions intellectuelles ? C’est moi. Je suis celui qui vous rappelle que vous n’êtes rien ; du moins, pour le moment. Aussi les khôlles que vous aurez avec moi seront-elles des plongées dans les gouffres insondables du déplaisir et de la souffrance intellectuelle – oui, de la souffrance ; Paul Erdős ne disait pas qu’il collait ses élèves, mais qu’il les torturait, et il avait raison[4] ! Ils sont trop gentils aux oraux de Normale Sup : leur idée de la déstabilisation d’un candidat, c’est de lui proposer Bonnefoy en lieu de Baudelaire, et de substituer aux œuvres les plus connues et les plus étudiées d’un auteur, leurs textes secondaires… Misère ! Et on les dit grands cerveaux, et les meilleurs de France. Et l’on parle d’une dégradation de l’enseignement dans notre bon pays ; c’est une plongée dans les abysses, plutôt !… Non, ce ne sera pas ainsi avec moi ; ce sera pire : ce sera donc mieux.

« Je veux vous interroger sur l’épopée, sur l’épique ? Non, vous n’aurez pas, certainement pas, La légende des siècles – pour qui me prenez-vous ! – mais… La divine épopée, d’Alexandre Soumet. Me plait-il de vous passer à la moulinette de la satire ? Quoi ?! Vous songiez, vous espériez Boileau ? Mais voyons, vous connaissez par cœur ses Satires, ses Epitres et chaque moindre virgule du Lutrin (du moins je l’espère, parce que je vais vous interroger très bientôt là-dessus, et que l’inverse me sidérerait – et me sidèrera ; car pourquoi utiliser un tel conditionnel face aux bacaques que vous êtes ? Bien entendu que vous êtes incapables de me bien parler de ces œuvres ! La sénilité me reconduirait-elle à cet optimisme de jeune professeur qu’à chaque cours la pratique du métier lamine à plus ou moins grand feu ?)… Donc, non, absolument pas Boileau… mais Colnet du Ravel ! Son Art de dîner en ville, à l’usage des gens de lettres, est autant savoureux qu’inconnu de vos maigrichonnes têtes ; et puis j’aime les auteurs royalistes : j’ai fait ma première thèse sur des journalistes ultras. Lisez-la donc ! Elle fait deux-mille pages. Mais j’oubliais ! Ce n’est pas bien, ça : donner en bibliographie ses propres ouvrages… Eh donc, je laisse ça à mes collègues – à ces limaces qui ont le sacré toupet de se considérer comme tels. Ils le savent bien faire ; ils ont raison. Au moins, mes recherches, je sais ce qu’elles valent… Je dois vous interroger sur le burlesque ? N’attendez pas que ma bouche prononce l’espéré Sorel[5] ; je vous ferai pâtir au contraire du Fougeret de Monbron ! Ah, l’Henriade travestie en vers burlesques, l’un de mes premiers amours… » – et il eut ou mima une posture nostalgique, ou bien mixa-t-il un sentiment sincère et une pose théâtrale, c’était difficile à déterminer – en tout cas, cela dura bien une dizaine de secondes, c’est-à-dire, après le long monologue qu’il venait de nous infliger, une éternité.

« Hum, où en étais-je ? », reprit-il ; puis, tournant à mon encontre son regard impénétrable que je ne pus m’éviter de fuir : « Ah, oui ! Maudoux ! Cessez donc, enfin, de remuer dans cet air pesant et odieux, où volent mes rafales de salive parmi les relents de flatulences qui sortant de tous nos corps crasseux se marient au fleur originel détestable de cette salle de cours pourrie pour engendrer ces sortes d’odeurs de couches de bébé qui présentement assaillent puissamment nos narines dégoûtées, cessez de remuer, que dis-je, ce bras et ce doigt qui, au lieu de permaner dans le sale transit de bactéries que nos enveloppes charnelles véhiculent dégoutamment tout en dégageant une infâme sueur, feraient mieux de prendre en note, célèrement, ce que je vais vous dire ; car bientôt va commencer l’interrogatoire de vos compétences, ou plutôt de leur absence complète, afin que je juge à quel niveau de décrépitude votre savoir croupit. Hélas ! Comme tous bacaques, vous gisez dans les tréfonds du plus immense des abîmes… Je suis presque certain que les initiales HP vous évoquent automatiquement Harry Potter ou Hewlett-Packard, quand elles me font sur le champ penser au regretté Harold Pinter[6]… » – il eut trois secondes de silence puis repartit dans sa verve : « Où en étais-je ? Ah, l’interro ! Mais d’abord, enfin, bon sang », s’écria-t-il, « ne pensez-vous pas qu’une impro de ce genre, ça s’applaudit, quand même ? »

Nous étions tellement mortifiés par cet énorme monologue, tentant de déterminer où s’arrêtait la blague, où commençait le sérieux, si la blague était sérieuse, ou si le sérieux était une blague, que nous n’osions bouger, et que nous n’eussions même pas pu prendre la parole.

Paralysés nous étions ; paralysés nous restâmes.

Il eut un haussement d’épaule, un petit soupir ; puis il prit sa serviette, et partit.

Une fois la porte claquée, théâtralement, il va sans dire, après une seconde de silence, nous reprîmes tous en même temps notre respiration, et les murmures commencèrent, emplis de toutes sortes de sentiments et de questions variés.

La porte se rouvrit ; nous sursautâmes. Ouf : ce n’était qu’un khâgneux. Il n’entra dans la salle qu’après avoir vérifié que Monsieur Trabons était au loin, et demanda à quelqu’un d’entre nous avec qui il avait semblait-il déjà fait accointance : « Il en est où de son speech, alors ? Dieu sait que j’aurais aimé être là pour voir ça. On dit que chaque année, ça s’améliore. » Attiré par les connaissances de cet étudiant sur ce professeur à l’abord si déroutant, je m’approchais du petit conciliabule qui se formait autour d’eux, et demandait : « Comment est-il en temps normal ?

— Comme ça, mais calmé », fit-il en souriant. « Pas plus gentil que lui, pas plus fou et maniaque non plus. Un très bon professeur, et un très grand acteur. Mais bon, je file : il vous reste encore des réjouissances aujourd’hui. Faites attention à son test. Surtout, pas de Monsieur ou Mademoiselle je-sais-tout avec lui le premier jour, ça l’irriterait définitivement contre vous dès le départ, ce qui n’est pas très cool ; mais le reste du temps, ça marche impeccablement. De toute façon, vu le genre de questions dont il s’agit, je doute que vous puissiez pour l’instant paraître tels. Mais qui sait ! Il y a toujours une tête d’ampoule par classe ; qu’elle ne s’allume pas trop avec lui aujourd’hui, c’est tout. Allez, je file ! Ne vous inquiétez pas, il va revenir dans quelques secondes ; il est juste allé prendre son café. Mais il adore la mise en scène. Hop, je m’en vais ! »

Il avait bien fait ; le bruit de pas se rapprochait depuis quelques instants de la porte. Il prit celle du fond, et parvint à regagner sa classe sans encombre. Monsieur Trabons rentra ; le silence se fit aussitôt.

« Bien, dit-il. Il faudrait que je procède à l’appel maintenant, même si cela m’ennuie horrifiquement. Ensuite, nous ferons le questionnaire ; hein, j’en bave d’impatience… »

Il procéda donc à l’appel. Il s’arrêtait un instant sur chacun des visages, retenait le nom, hochait de la tête, mystérieusement, puis passait au suivant. A la fin, il posa la fiche, prit une aspiration, et, à la stupéfaction générale, fut capable de tous nous nommer de mémoire, et dans le désordre le plus complet. Mais il ne nous laissa pas le temps de nous en émerveiller : déjà, il nous distribuait son fameux questionnaire. Je le reçus parmi les derniers ; j’avais eu le temps de me préparer et de l’appréhender, ayant vu alentour les visages prendre des grimaces qui tenaient à la foi du rire contenu et de la stupéfaction. Pendant qu’il distribuait, il donnait la consigne : « Suivez les instructions, c’est tout ; surtout, réfléchissez le moins longtemps possible sur chaque question. Si ça ne vient pas, ça ne vient pas ; ce n’est pas grave. Enfin si, ça l’est ; ça veut dire que vous êtes ignares et indignes d’être ici ; mais ce n’est pas définitif, on arrangera ça, c’est notre rôle. Tout le monde est servi ? Allez ! Vous avez dix minutes. »

Je vous le reproduis, ce questionnaire ; ça en vaut la peine.

1 — Comment s’appelait le chien qu’Aurore Dupin avait dans son adolescence, et que sa mère chassa, au grand déplaisir de la jeune femme ? Qui est cette Aurore Dupin, d’ailleurs ?

2 — Né en 1732, mort en 1767, dans un milieu très pauvre, le poète dont vous devez retrouver le nom publia Le soleil fixe au milieu des planètes et Narcisse dans l’île de Vénus, fut loué par Marmontel et Clément, et mourut dans la souffrance, chez une de ses créancières qui, prise de remords d’avoir causé sa misère, le recueillit. De qui s’agit-il ? Le nom de famille suffira ; mais bonus à ceux qui le nomment tout entier.

3 — Complétez : « J’imite de ….. le silence prudent. » (Boileau, Épitre première). Qui, d’ailleurs, était ce … ? Quel lien eut-il avec l’Académie Française ?

4 — De quoi Baldassare Silvande, le personnage principal d’une nouvelle de Proust, parue dans Les Plaisirs et les Jours, est-il le vicomte?

5 — « Tolle, lege ». Traduisez tout d’abord ; ensuite, donnez la provenance ; enfin, expliquez-la.

6 — Je suis né à Pourrières, dans le Var, un an après la première moitié du XIXe siècle. J’ai connu Rimbaud. Mes vers étaient tout emplis de nouveauté. Des poèmes ? J’en ai écrit des réalistes, comptant chacun dix vers ; plusieurs de mes sonnets proviennent d’un séjour au Liban ; mes deux plus grands recueils parlent de l’Amour et de Valentine. Et ce vers magique est de moi : « Annès, Nazlès, Assims, Bourbaras, Zalimées ». Qui suis-je ?

7 — Combien de livres comptent les Mémoires d’outre-tombe de Chateaubriand ?

8 — Quel est le nom du jeune éditeur indépendant qui créa la Bibliothèque de la Pléiade ? En quelle année la créa-t-il ?

9 — Quel auteur a inventé les vers suivants, dans quelle œuvre, et dans le cadre de quel grand débat littéraire ?

« La belle Antiquité fut toujours vénérable,

Mais je ne crus jamais qu’elle fût adorable. »

10 — Attribuez à chacun de ces auteurs le(s) lieu(x) qui lui convient (lieu de naissance, de résidence, de mort, ou important dans sa vie). Certains lieux peuvent revenir plusieurs fois.

Auteurs : Philippe Jaccottet ; Aragon ; Elsa Triolet ; Marcel Proust ; Yves Bonnefoy ; Rousseau ; Voltaire ; Montesquieu ; Maurice de Guérin ; Jules Amédée Barbey d’Aurevilly ; Gustave Flaubert ; Emile Zola ; Marguerite Yourcenar ; Victor Hugo ; Marcel Proust ; Marie de Rabutin-Chantal, marquise de Sévigné ; Max-Pol Fouchet ; René Char ; George Sand.

Lieux : Saint-Arnoult en Yvelines ; Toirac ; Saint-Sauveur-le-Vicomte ; Tours ; Illiers ; La Brède ; Grignan ; Vézelay ; L’Isle-sur-la-Sorgue ; Nohant ; Guernesey ; Médan ; Croisset (Canteleu) ; Passy (Paris) ; le Cayla (Andillac, Tarn) ; Château de Saché ; Ferney ; Ermenonville ; La Brède.

11 — Par combien de manuscrits L’Histoire romaine de Velleius Paterculus nous a-t-elle été transmise ?

12 — Quel est le nom du chercheur américain dont l’œuvre de sa vie fut l’édition de la Correspondance générale de Marcel Proust en 21 volumes chez Plon ?

13 — Qui a inventé le mot robot ?

14 — De quoi s’est inspiré Henry Beyle pour forger son célèbre nom de plume ?

15 — Qui se cache derrière Joseph Lestrange et Clara Gazul ?

16 — Je suis un auteur parnassien et décadentiste m’étant battu en duel contre Marcel Proust. Mon nom, s’il vous plaît ?

17 – A la vue ou à l’odeur de quelle sorte d’aliment Érasme était-il fortement indisposé ?

18 – Pour rimer en –dé dans « Booz endormi », Victor Hugo, ayant besoin d’un nom de ville biblique, et n’en trouvant pas, en inventa un : lequel ?

Questions lettres classiques :

1 – Qu’est-ce que leλοπαδοτεμαχοσελαχογαλεο-
κρανιολειψανοδριμυποτριμματο-
σιλφιοκαραϐομελιτοκατακεχυμενο-
κιχλεπικοσσυφοφαττοπεριστερα-
λεκτρυονοπτεκεφαλλιοκιγκλοπε-
λειολαγῳοσιραιοϐαφητραγα-
νοπτερυγών ?

2 – Quel est le nom du poète qui a écrit, au ive siècle, la première épopée chrétienne en latin, les Evangeliorum libri ?

3 – Comment appelle-t-on, dans les Vies parallèles de Plutarque, ces passages conclusifs des livres, où sont comparés les deux personnages étudiés ?

Et à présent les réponses :

1 — Pluchon, dit Chlupon. C’est George Sand ; si vous ne le saviez pas, vous êtes bien un bacaque ! Et n’osez pas me dire qu’on se moque bien des chiens en littérature. Lord Byron n’a-t-il pas fait graver un poème (partiellement écrit par son ami John Hobhouse, il est vrai) près de la tombe de son terre-neuve Boatswain, qu’il aimait tendrement ?

2 — Jacques Clinchamps de Malfilâtre. Intégrez ça bien.

3 — Valentin Conrart (1603-1675) fut le premier secrétaire perpétuel de l’Académie, et l’un des responsables de sa fondation. Sans jamais publier d’écrit personnel d’importance, il était le cœur de réunions littéraires et participa à des traductions. Souvenez-vous en.

4 — De Sylvanie. Sans hésitation, s’il vous plaît.

5 — « Prends et lis » ; dans les Confessions d’Augustin ; il entend une voix d’enfant lui répéter ces paroles, qui désignent bien entendu la Bible ; une fois les Écritures ouvertes, le voilà converti.

« Et voici que j’entends une voix venue de la maison voisine, celle d’un garçon ou d’une fille, je ne sais qui, sur un air de chanson disait et répétait à plusieurs reprises : « Prends, lis ! Prends, lis ! » Et aussitôt, changeant de visage, je me mis à réfléchir intensément, en me demandant si dans un jeu une telle ritournelle était habituellement en usage chez les enfants. Mais, il ne me revenait pas de l’avoir entendue quelque part. Et, refoulant l’assaut de mes larmes, je me levai, ne voyant d’autre interprétation à cet ordre divin que l’injonction d’ouvrir le livre et de lire le premier chapitre sur lequel je tomberais.

[…]

Je ne voulus pas en lire davantage : je n’en avais plus besoin. Ce verset à peine achevé, à l’instant même se répandit dans mon cœur une lumière apaisante et toutes les ténèbres du doute se dissipèrent. »

Au chapitre 12 du livre VIII

6 — Germain Nouveau, bien sûr ; l’auteur de La Doctrine de l’Amour, des Dixains réalistes, des Sonnets du Liban et des Valentines. Pour le vers, extrait de « Smala », je suppose qu’il était plus un obstacle qu’un indice, n’est-ce pas ? Les autres indices étaient presque trop simples, cependant.

7 — Quarante-deux. Ce qui tombe bien, puisque c’est la réponse à la grande question sur la vie, l’univers et le reste, si vous voyez où je veux en venir. Et même si vous ne le voyez pas, ça reste vrai, hein.

8 — Jacques Schiffrin. En 1931. C’est dès 1933 que la collection fut intégrée aux éditions Gallimard. Ce n’était pourtant pas dur comme question.

9 — Charles Perrault. Le Siècle de Louis le Grand. La Querelle des Anciens et des Modernes. Evidemment.

10 — C’était une partie de plaisir, non ?

Philippe Jaccottet                                                         Grignan

           Max-Pol Fouchet                                                                    Vézelay

     René Char                                                                   L’Isle-sur-la-Sorgue

George Sand                                                               Nohant

                      Marie de Rabutin-Chantal, marquise de Sévigné               Grignan

  Victor Hugo                                                              Guernesey

                                                                                  Place des Vosges, Paris

Émile Zola                                                                  Médan

Gustave Flaubert                                                          Croisset (Canteleu)

Honoré de Balzac                                                        Passy (Paris)

                                                                                  Château de Saché

Montesquieu                                                                La Brède

Voltaire                                                           Ferney

Rousseau                                                                     Ermenonville

Jules Amédée Barbey d’Aurevilly                                   Saint-Sauveur-le-Vicomte

Marcel Proust                                                              Illiers

Yves Bonnefoy                                                            Tours

                                                                                  Toirac

Marguerite Yourcenar                                                   Somesville (Maine)

    Elsa Triolet                          Saint-Arnoult-en-Yvelines (Moulin de Villeneuve)

              Aragon

              Maurice de Guérin                                                        Le Cayla (Andillac, Tarn)

11 — L’Histoire romaine de Velleius Paterculus a été transmise à nous par un seul manuscrit, le Murbacensis. Vous ne le saviez pas ? Bacaques caqueteurs, allez-vous donc étudier ?!

12 — Il s’agit de Philip Kolb.

13 — Josef Čapek. Son frère Kapel l’a employé dans sa pièce R. U. R. (Rossum’s Universal Robots).

14 — Il s’est inspiré du nom de la ville de Stendal, dans la Saxe. Retenez bien.

15 — Prosper Mérimée, facile !

16 — Jean Lorrain, bien sûr !

17 – Du poisson. Dans Louis Lambert, Honoré de Balzac nous fournit une liste d’antipathies et de phobies envers les animaux : le duc d’Épernon s’évanouit face au levraut, Henri III face au chat, le maréchal d’Albret face au marcassin, Tycho Brahe face au renard, etc.

18 – Jerimadeth.

Questions lettres classiques

1 – Il s’agit d’un plat fictif grec, inventé par Aristophane dans l’Assemblée des femmes. C’est le plus long mot de la littérature grecque ; il prend, avec ses plus de cent soixante-dix lettres, une strophe entière de six vers et demi. Souvenez-vous que c’était prononcé sur scène ; la première fois, cela dut faire sensation, et causer une belle hilarité.

2 – Il s’agit de Juvencus.

3 – Le nom de ce genre de passage est σύνκρισις (comparaison).

Au bout de dix minutes chrono, il poussa une sorte de hululement qui nous glaça, mais qui le fit rire. « Entendez ; la chouette de Minerve, le hibou d’Athéna, eux-mêmes, vous somment d’arrêter. Faites-moi donc remonter les feuilles ! » Elles lui arrivèrent, encore secouées du léger tremblement de nos mains. « Telles des feuilles mortes que secouerait la brise », souffla-t-il en faisant un clin d’œil. Puis il partit d’un nouveau rire. « Nigauds ! Bacaques ! Niais ! Allez-vous rire enfin ! »

A cet instant précis, Chloé, de toutes les hypokhâgneuses, la plus rigolote, la plus fonceuse, et la moins regardante des convenances ou peut-être bien au fond la plus naturelle, se prit d’un fou-rire aussi profond que sa feuille de réponses avait été blanche ; et ce rire emporta la digue de notre réserve, jusqu’à soulever un éclat général, que je ne suivis pas pour ma part, moi qui n’ai jamais eu l’instinct de groupe. Trabons mima un applaudissement. « Enfin ! J’espère que vous vous êtes régalés avec cet apéritif. Bien entendu », ajouta-t-il malicieusement, « ce n’est pas le véritable questionnaire ; il arrivera lors de notre prochain cours. Il sera à la fois plus simple et plus complexe ; plus simple, par les questions ; plus complexe, parce que celui-là comptera, et sera corrigé, et déterminera vraiment mon appréciation sur l’étendue — il eut un rictus révélateur — de vos connaissances. En bref, parce que j’apposerai à chacun des noms de la liste de tout à l’heure un avis qui régira nos relations jusqu’au prochain devoir, qui soit les confirmera, soit les modifiera plus ou moins.

« Ces appréciations iront de A pour abstrus – cela s’appliquera bien entendu aux bons devoirs, mais un peu torturés (j’aime ça, mais je ne partage pas ce goût bizarre avec tous les correcteurs) – à O pour obtus – vous devinez pour qui. Entre ces deux extrémités, j’utiliserai chaque lettre de l’alphabet comme grade de ce que des générations de khâgneux pictaviens connaissent sous le nom de « redoutable échelle de Trabons ». B non pas pour bêta mais pour babillard, pour ceux qui dissertent sans rien dire, ou ne disent rien qu’en dissertant, ce qui est pareillement agaçant. C pour carré, bien entendu : c’est-à-dire pour ceux qui suivront à la lettre mes recommandations sur la forme que doit prendre un devoir, surtout une dissertation ; mais TC voudra dire trop carré, car il y aura toujours parmi eux certains qui s’arrêteront à cette forme, ou s’y abaisseront, qui auraient pu, en la brisant un peu, atteindre des aires supérieures… D pour désopilant – c’est ce qui revient le plus souvent ; je n’y peux rien ; les bacaques me font rire ; leurs devoirs abondent de perles. E pour élégant ; mais en matière de dissertation, ce sera parfois une mauvaise note, si le devoir ne comporte que de l’élégance, et pas ou peu d’esprit. F pour fabuliste : il y en a toujours qui, par méconnaissance, par fatigue, par malignité, inscriront sur la page des âneries et des fautes, par exemple : confusion de siècle, d’auteur, de nom d’ouvrage, long recensement de théories sans fondements, élucubrations capillotractées, etc. G pour grisé ; pitié, ne venez pas en cours, ou en devoir, après vos fêtes et vos orgies du jeudi soir ; ou sinon, acceptez que ma liste de perles ne s’allonge démesurément ; mais des fois, je note G seulement des F qui vont trop loin. H pour hâbleur : par pitié, ne louez dans vos pages que les auteurs qui le méritent vraiment à vos yeux, et que vous seriez capables de louer à l’oral, devant cette classe entière, en toute sincérité ; les autres louanges ne sont que remplissages, et tentatives ratées d’amadouer des correcteurs qui ne s’y trompent plus. I pour irritant : devoir très bon, voire excellent, où je n’ai pas pu manier mon stylo rouge autant que je l’aurais voulu, ce qui m’agace passablement, parce que je sais bien que lorsque mes bacaques commencent à devenir khâgneux, je leurs sers moins qu’avant… J pour jongleur : oui, bien des bacaques le sont, qui jonglent avec les arguments d’autorité et les exemples tous droit sortis des manuels ; de grâce : épargnez m’en autant que vous le pouvez ; à défaut d’être originaux, donnez-en l’impression, mais n’allez pas trop loin quand même ! K. K pour quoi ? Ah, oui, pour kinkajou ; ces petits mammifères arboricoles d’Amérique centrale et du Sud, sont très agiles ; comme eux, certains bacaques parviennent à fiancer la grâce à l’efficacité dans leurs devoirs ; mais parfois les kinkajous perdent leur équilibre et tombent par mégarde dans les bévues des J, et c’est pour cette raison que je ne peux leur attribuer un I. L pour lingam ; le lingam est en Inde une pierre dressée d’aspect phallique qui représente Shiva ; j’utilise cette note pour les bacaques qui, obsédés par la chose, veulent voir des images très-sensuelles partout ; je me moque qu’ils aient raison ou qu’ils aient tort, je n’aime pas trop qu’on ramène tout à ça. M pour margaille ; c’est pour les devoirs mal ficelés, incomplets, trop courts ; bref, margaille, ça ne va pas, il faut se ressaisir, s’entraîner davantage, essayer à tout prix d’être en forme à l’épreuve… N pour nudiste : les copies blanches, ou presque blanches, expression qui désigne tout autant le devoir d’une page que le devoir de dix feuilles qui eût tenu sur une.

« Bien, nous voici donc fixés. Ces notes-là sont pour mes carnets ; dommage, vos notes de devoir seront, je le regrette, notées de 0 à 20 (ou plutôt devrais-je dire de 1 à 16 – je dépasse exceptionnellement 16, et ne puis me résoudre à marquer un 0, je préférerais encore utiliser des nombres négatifs, mais depuis la dernière inspection, hum, ce n’est plus possible), même si je ferai la traduction depuis mon autre échelle de notation qui va de 0 à 100. Ceux qui le veulent pourront avoir en appréciation l’unité correspondante sur l’échelle de Trabons, mais je vous préviens, il faut être sacrément masochiste pour y penser, à moins d’avoir l’assurance d’être un parfait génie. »

Ensuite, comme promis, nous vîmes Boileau. Trabons mêla sans ressentir de gêne, dans ce premier cours magistral, ce qui dans un discours sur la littérature se rapproche le plus de l’objectivité, à des opinions personnelles et des blagues inénarrables, qui, dois-je remarquer, loin de détourner l’attention et d’entraver le processus de mémorisation, les assistaient tant et si bien que nous ne ressentirions, le moment de réviser venu, nulle nécessité de relire ce cours ; car il se serait parfaitement fixé, grâce à elles, dans notre esprit.

Trabons prit le temps de nous parler de bien d’autres choses, et, à la sortie, nous savions grosso modo ce qu’il appréciait dans la littérature. « Il y en a sûrement parmi vous quelques uns qui rêvent d’être édités ; écoutez mon conseil, et il tient en un mot : exigence ! Je préfère qu’une œuvre dirige et élargisse mon goût, plutôt que mon seul goût dirige et élargisse une œuvre. Une part non négligeable de la production actuelle se soumet au lecteur, et savoure cette complaisance facile qui rapporte de l’argent. Fuyez cela. Ne croyez pas non plus que la voie de l’hyper originalité, du modernisme, soit la seule qui vaille. Mais n’oubliez jamais qu’il reste encore des gens qui aimant les livres singuliers, profonds, qui parlent, même s’ils ne semblent pas toujours en accord direct avec l’époque. D’ailleurs, il faut se méfier de cela, cet accord avec l’époque, cette modernité, qui en fait signifie ‘accord avec le groupe de pensée dominant’, et l’on sait que la pensée dominante n’est pas toujours la plus sage, ni la plus haute.

[…]

2 – Angita, Hygie, Phaloides et Pyrexie

            Ainsi donc, ces premiers temps se passèrent relativement bien ; cependant, ce premier mois passé, les choses s’accélèrent. Le beau temps devint ténèbres, le travail devint labeur, presque tous les professeurs devinrent tortionnaires, l’amitié devint rivalité ; l’adversité fut partout. Ah, monsieur, rien ne fut pire dans ma vie que cette noire révolution ; le monde semblait avoir tout entier basculé à l’envers ; des personnes que j’avais aidées quelques jours plus tôt ne m’adressaient même plus une seule parole ; les notes à deux chiffres en perdaient brusquement un ; j’avais beau labeurer comme jamais, j’étais insatisfait, et l’excès de travail me tuait à petits feux… Ma santé ne tint point à ces épreuves ; je tombais dans des états se rapprochant de celui qui m’avait tant marqué chez le jeune malheureux ; je me croyais devenu le héros d’un nouveau roman écrit par le spectre de Sade, et qui s’intitulerait les Cent Vingt Journées de Poitiers.

Néanmoins – le Ciel en soit remercié ! – je trouvais un brin de réconfort à l’infirmerie. Sans la présence de ce dispensaire béni, je crois bien que comparer notre bâtiment à un champ de bataille ou à un camp de forçats, ce n’aurait pas été trop exagérer. Chaque fois qu’on me demande à qui j’ai dû mon salut pendant cette dure époque, je réponds aussitôt : à madame Angita[7] ! Elle avait de la grâce, de la gentillesse et du discernement ; elle mariait à la parfaite maîtrise de son métier des connaissances étendues dans l’art compliqué de calmer des étudiants tout au bout du rouleau ; c’était une vraie infirmière et une femme sympathique, au deux sens du mot. A force d’écouter – avec tendresse – les gémissements maladifs de centaines de khâgneux, elle avait appris des rudiments de grec, et assez d’expertise en culture romaine, pour savoir que le dieu Endovelicus est associé au sanglier, et qu’il préside au bien-être de ses adorateurs : elle en avait fait sa déité tutélaire, et c’est pourquoi une figurine de l’animal trônait sur son bureau, à côté d’un caducée, plus commun. Un khâgneux nous raconta un jour une des légendes locales : un étudiant s’était fait une luxation en gymnastique. Il fut aussitôt porté par ses amis devant Angita. Après avoir inspiré longuement, l’infirmière aurait alors prononcé l’incantation suivante, « motas uaeta daries dardares astataries dissunapiter » ; le jeune homme fut guéri sur le champ. Enfin bon ; « il ne faut pas pousser trop loin », comme dit le vulgaire, si vous me permettez, Monsieur, cette expression ; car je pense que le khâgneux qui nous a narré cela venait surtout d’étudier du Caton l’Ancien — mais qui sait ? Cette femme, c’était vraiment une fée ; et son assistante, mademoiselle Hygie[8], par la fréquentation d’une si belle âme, se formait un caractère similaire. C’était une prodigieuse confidente de mes peines ; elle guérissait mon esprit, comme Angita soignait mon corps amaladi. Toutes deux disposaient d’un pouvoir d’apaisement si puissant qu’il était presque physiquement perceptible ; nous le concrétisions en tout cas dans nos esprits par une sorte d’auréole qui flottait au dessus de leur tête. Ah ! Ah, Monsieur, si vous saviez ! A leur seule vue, la tension décroît, la céphalée s’efface – et l’on est bien, tout simplement.

Je me souviens – comment l’oublierais-je ? – de ma première visite à ces deux grâces.

C’était à peine deux semaines après ma rentrée dans les ténèbres.

L’infirmerie, située au deuxième étage du bâtiment où se tiennent nos cours, est séparée du reste du long couloir cinéraire qui coure en son centre par une lourde double-porte. Pour entrer, il faut d’abord signaler sa présence en sonnant. Je fus surpris d’entendre un beau carillon résonner dans le hall obscur. Mais ce qui me frappa davantage, en entrant pour la première fois dans ce que j’appellerais pour un temps mon sanctuaire, ce fut la brusque irruption de lumière qui s’y faisait. Au bout du passage se trouvait en effet une fenêtre incomparable aux petites lucarnes qui ne laissaient passer dans les autres salles qu’un minime bout de rayon ; c’était presque une baie vitrée qui, donnant sur l’orient, m’offrait – il était sept heures trente du matin – une vue du lever du soleil auquel je pouvais, à mon ébahissement assister, grâce aux propriétés particulières du verre, sans ressentir mon habituelle photophobie. Pour cette raison, ce petit bout de couloir transformé en salle d’attente était déjà assez thaumaturge pour que vous sentiez votre mal commencer à se dissiper peu à peu entre votre arrivée en ce lieu et le moment où Hygie ou Angita paraissaient pour vous recevoir. Certains, que des afflictions mineures ou passagères avaient poussé à venir, avaient, disait-on, le temps d’y guérir intégralement, si bien qu’à l’arrivée des infirmières ils déclaraient, ce qui les faisait sourire, qu’ils allaient déjà beaucoup mieux. Et, alors que je découvrais ce lieu charmant, je sentais que ce que l’on m’avait raconté à son sujet était bel et bien véridique : ma céphalée décrut immédiatement d’un cran entre le moment où je m’asseyais sur l’un des sièges confortable du hall d’attente, et l’instant où j’entendais pour la première fois la douce voix de mademoiselle Hygie : « Madame Angita va vous recevoir dans un instant ». Instantanément tombé amoureux de cette jeune infirmière qui semble-t-il possédait toutes les grâces, j’opinai stupidement de la tête alors qu’elle était déjà retournée dans la salle pour chercher le patient précédent, en compagnie duquel elle ressortit quelques instants plus tard. Je ne sais si elle fit porter la cause de ma soudaine paralysie sur l’affection qui était raison de ma venue, ou sur l’affection que je sentais naître en moi pour elle et que révélait peut-être sur mes joues de cadavre une naissante rougeur ; elle me fit relever, puisque je n’étais manifestement pas capable de le faire par moi-même en cet instant précis, sans doute plus pour le deuxième motif que pour le premier ; puis elle me conduisit dans l’infirmerie elle-même.

La salle partageait sa forme générale et ses couleurs avec toutes les autres salles du lycée Léon Perrault… et pourtant ! Son atmosphère n’aurait pu être plus différente d’elles ; ce qui était vrai pour le hall d’attente, l’était doublement pour cette pièce-ci. Sa tiédeur, parfaite, sa luminosité, ni trop intense ni trop faible, son odeur, bonne – les autres salles, je vous le dis, Monsieur, fleurent abominablement, souvenez-vous de la description de monsieur Trabons que j’ai rapporté tout à l’heure – … Tout y était bien, beau et bon, vraiment. Madame Angita se tenait derrière un beau bureau de bois, qu’agrémentaient divers objets de décoration, parmi lesquels je repérai tout de suite le sanglier et le caducée dont j’ai dû vous glisser mot plus haut – excusez-moi Monsieur, si par trop je me répète, mais c’est qu’en écrivant ce passage j’ai l’impression de re-sentir les bénies effluences de ce saint lieu, ce qui me porte presque aux larmes, et me pousse à radoter…

J’abrège. Madame Angita, me voyant paraître, m’offrit un sourire qui était à lui seul tout un remède. J’oubliai complètement sur le coup que j’étais à Poitiers, dans le lycée Léon Perrault ; la grisaille du lieu et les noirceurs de la vie hypokhâgneuse s’effacèrent, et je retrouvai aussi mes esprits, tandis qu’Hygie commençait à ranger des médicaments derrière moi.

« Bonjour, Madame.

— Bonjour Monsieur… Comment vous appelez-vous ?

— Romain Maudoux. Je suis en hypokhâgne A.

— Je suis madame Angita. Qu’avez-vous donc, monsieur Maudoux ? »

Je lui expliquai les symptômes, récurrents, de mes faiblesses habituelles, et lui expliquai que le climat poitevin et l’ambiance fort morose de l’établissement, ayant amplifié mes maux de tête, d’estomac, de sommeil etc. me causaient des vertiges qui, je le craignais fort, risqueraient de causer tôt ou tard des évanouissements. Elle écouta avec attention tout cela, et, comme elle me posait d’autres questions, j’en vins promptement à lui exposer mes problèmes d’une façon générale, sans omettre de les lier, néanmoins, au thème lancinant de la faiblesse de ma constitution.

« Mais vos parents ?… » me demanda-t-elle alors que je lui avais décrit la peine que j’avais ressenti à leur départ si diligent par sa célérité, et si peu diligent par rapport au soin qu’à mes yeux mes dren auraient dû mettre placer ce qui s’apparentait pour moi au pire des adieux…

— Mes parents », répondis-je, « estiment que je manque de volonté. Ils oublient volontiers mes carences physiques ; quand ils ne les oublient pas, ce sont les spécificités de mon esprit qu’ils négligent, qu’ils ne prennent point en compte. Mon père ne me pousse à aller faire du sport que lorsqu’il me voit alité avec quarante de fièvre. Que je sois puissamment enrhumé au plein cœur de l’hiver, et il m’enjoint de courir par moins quatre degrés. Qu’une céphalée m’agresse, et il déclare que je prends trop d’aspirine, alors qu’il s’agit de mon seul secours. Ma mère, habituellement, ramène le sujet de l’insignifiance de mes maux à une noire évocation de ceux qui souffrent mille fois plus que moi ; et si elle m’a par ce moyen enseigné l’altruisme et la modestie, cela ne m’a jamais délivré d’un malaise vagal ou d’une hypoglycémie.

— Effectivement », dit-elle. « Nous en rediscuterons tout à l’heure. Il faut tout d’abord que je vous ausculte. Allez, montrez-nous cela » – sa voix était si douce que ses ordres semblaient seulement des conseils, et c’était, accompagnée d’un sourire irrésistible, cette suavité même – qu’elle avait sans doute enseignée à son assistante Hygie – qui faisait qu’on s’exécutait sur le champ.

Je passai sur le lit d’auscultation, que venait tout juste de préparer Hygie. J’ôtai ma chemise ; Angita eut un petit « oh ». Pas le « oh… oh… aaaah ! » habituel des personnes terrifiées par mon creux : à la surprise, que suivait d’habitude le cortège sonore de la crainte et de l’horreur, s’était substituée une compassion qui n’allant pas jusqu’à la pitié témoignait du caractère profondément et sincèrement sympathique de madame Angita. Le terme pitoyable chez elle n’avait pas cette seconde acception péjorative qui aujourd’hui tend à supplanter la première – piteux signe des temps. « Vous avez là un beau pectus excavatum, me dit-elle seulement.

Je lui expliquai mes problèmes de sommeil.

« Je vous aurais dit de mettre une améthyste sous votre oreiller ; Pline a écrit qu’elle octroie alors de bons rêves au dormeur, et améliore sa mémoire. »

[…]

Il y avait donc une part de bonheur en ce lycée, et c’était à l’infirmerie qu’elle se trouvait et qu’on l’allait chercher ; mais tout chose a une fin, et surtout les meilleures ; et la félicité d’être servi par ces admirables nurses ne fit pas exception à cette odieuse loi.

Un matin, j’entrai dans l’infirmerie ; quelque chose n’allait pas : je le sus tout de suite. Je vis mademoiselle Hygie passer, le visage fermé ; elle me dit de patienter, sans m’adresser un regard, alors qu’elle était d’habitude si prompte à me sourire. Puis, lorsqu’elle me conduisit dans le bureau, me tenant par le bras, comme pour m’aider silencieusement à accepter le choc qui allait se produire, mais en tremblant légèrement, je compris le problème. Disparus, le sanglier et le caducée ; absente, l’apaisante figure de madame Angita ! Une femme aussi sèche qu’un serpent venimeux se tenait à la place, du genre à passer plus de temps à amplifier vos douleurs qu’à soulager vos peines – et d’ailleurs sur son bureau se trouvait seulement un emblème sable sur lequel un dipsade écarlate s’apprête à piquer, et à côté un livre, et c’était la pire version de Justine, et il était ouvert à cette page où Sade décrit les horribles projets et réalisations du chirurgien Rodin[9] ! Pire encore : derrière le bureau, dans la bibliothèque, elle avait subrogé aux grands ouvrages de la médecine moderne une anthologie des fameux charlatans du Pont-Neuf au XVIIIe siècle ; et elle semblait entourer ces ouvrages frauduleux d’une plus grande affection qu’à ceux, réglementaires, qu’elle avait placé derrière eux dans l’étagère.

« Ma devancière a été mutée, déclara-t-elle en guise d’introduction ; vous aurez affaire à moi, maintenant ! Qu’avez-vous ? demanda-t-elle — et le terme « militairement » n’était pas assez fort pour définir son ton.

— Des maux de tête, répondis-je ; des maux de tête atro…

— Aspégic ! » Cria-t-elle aussitôt après m’avoir lancé un regard de verjus ; et mademoiselle Hygie, qui était restée en retrait, courut vers les médicaments avec un petit glapissement, et posa dans sa main tendue le sachet demandé. « Verre d’eau ! » dit-elle, avec plus de force encore, comme si l’assistante avait été trop lente, sans même daigner se tourner vers elle ; et Hygie d’en aller chercher un à toute vitesse, en manquant de tomber.

J’étais tellement mal à l’aise, Monsieur, que ma pâleur dut à ce moment là assez s’accroître pour qu’on eût pensé que j’allais défaillir. Mais savez-vous ce que dit cette dame en le voyant ? « Ah, celui-ci, ce qu’il simule bien ! Mais je ne me fais pas prendre, non, pas moi ! » Elle avait sur le coup regardé Hygie avec tant de reproches que la jeune femme en aurait presque arrêté là sa vocation ; mais elle subit sans broncher – juste en serrant les poings. Puis, comme si l’humiliation qu’elle avait déjà infligée ne lui suffisait pas, l’infâme remplaçante s’adressa de nouveau à la pauvre stagiaire, en ces termes malsains : « Mais ne restez pas plantée là, pendant que cet adorable collégien vomit dans la salle d’à-côté ! N’oubliez pas quel est votre travail ; allez le secourir ! Et n’oubliez pas d’éponger », termina-t-elle avec une sorte de rictus, lorsqu’Hygie fut sortie. Puis, se tournant vers moi, elle reprit : « Avalez-moi tout de suite cette potion, Monsieur, et partez. D’autres cas plus urgents me requièrent ; apparemment, une de vos congénères a des toussotements. » J’étais sur le point de protester, car la dose donnée était bien insuffisante, mais je compris que c’eut été là une déclaration de guerre. La remplaçante sans doute perçut mon attention ; elle ne m’aida pas à sortir, alors que je tenais à peine debout, que ma vue se brouillait. Avant de refermer la porte, j’entendis Hygie pleurer dans la pièce d’à-côté, d’où venait de partir, plus maigre qu’il n’y était arrivé, recouvert de taches, mais l’air très content d’avoir manqué son cours de français, un élève de cinquième crasseux, ingrat et égoïste. Je gagnai difficilement ma classe, longeant le mur pour ne pas m’effondrer. Il suffit à Monsieur Trabons de m’accorder un seul regard pour que son intelligence pénétrante comprît ce qui s’était passé ; il venait sans doute de faire le lien entre la nouvelle employée serpentine rencontrée au repas de midi et dont il avait dû supporter la difficile proximité à table, et la gravité de mon état. A me voir ainsi, tous les hypokhâgneux furent secoués, et l’information (que je fis circuler une fois qu’on m’eût donné de l’eau, et aidé à ingurgiter une patte de fruit) que notre protectrice nous avait quittés, suffit à en rendre certains malades sur le champ – ce qu’ils regrettèrent après coup, puisqu’ils eurent à affronter la nouvelle infirmière – et à faire se signer ceux qui croyaient encore en Dieu, et que cette terrible annonce faillit rendre agnostiques. « L’Antéchrist est donc une femme médecin », chuchotèrent-ils entre eux, après que j’eus décrit la remplaçante ; et ils passèrent la fin du cours à déterminer si, oui ou non, cela signifiait que l’Apocalypse approchait. Trabons semblait bel et bien affecté par mon annonce : c’est que madame Angita avait été une très spirituelle convive aux repas du corps enseignant, et belle, de surcroît…

Le lendemain, quelqu’un se renseigna : les origines de cette femme, qui s’appelait Aménité Phalloides (oxymore qu’elle semblait s’être elle-même donnée, puisque les documents mentionnaient qu’elle avait changé de nom – et nous songions que sous son ancien, elle avait dû en commettre des affronts à la déontologie, pour se résoudre à cette extrémité), étaient assez floues pour que chaque personne qui la côtoyait accréditât la thèse que c’était le fruit de l’union d’un incube[10] et d’une femme impure ; d’où naquit la tradition de ne pas aller à l’infirmerie (sauf extrême nécessité) sans avoir au préalable prié pour que le contact de ce démon ne souillât pas notre âme, coutume que prirent même les plus athées d’entre nous, qui le firent au départ pour rire, mais à la fin avec assez de conviction pour qu’on les baptisât. Phalloides eut tôt fait de changer tout à fait l’apparence de l’infirmerie, en faisant un lieu de dernière obscurité, après avoir allégrement condamné la baie vitrée. Certains disent qu’elle faisait des saignées, reprenant l’ancienne coutume de la minutio monachi — qu’elle eût officiellement revendiquée et renommée minutio studiosi si elle n’avait pas eu quelque crainte de l’administration — et que le sang qu’elle récoltait dans sa palette, elle le buvait. Mais restons-en là pour le moment, Monsieur ; j’aurai sans doute l’occasion de vous parler d’autres de ses crimes.

Qu’arriva-t-il à mademoiselle Hygie ? Elle parvint à se trouver une autre affectation, pour son bonheur à elle, pour notre malheur à nous ; car la remplaçante eut tôt fait de trouver une autre assistante, prénommée Pyrexie (mais dont le vrai nom était, nous le sûmes plus tard, Dajka Gyalázatos), qui était encore plus plongée qu’elle dans la vilénie, et qui, dit-on, amplifiait à l’extrême les souffrances que causait sa supérieure, d’une manière que cette dernière elle-même eût considéré cruelle, si elle avait eu connaissance des actes que sa sujette perpétrait à son insu. Je n’eus heureusement pas à souffrir une autre fois de leurs soins : pour la première fois de ma vie, je gardais pour moi mes faiblesses physiques, mes petites maladies ; car ne pas cacher ses infections, c’était s’exposer à leur aggravation. Beaucoup suivirent cette méthode ; ils furent encouragés en cela par l’histoire d’un élève qui n’ayant pu celer sa grippe, avait été forcé d’aller voir Phalloides ; emmené une semaine plus tard à l’hôpital, où on lui avait trouvé, comme venus de nulle part, des bacilles de Hansen ; on enquêta à l’infirmerie du lycée, mais on ne découvrit rien – il aurait fallu aller fouiller les poubelles ! La doctorasse y avait, pressentant la venue des inspecteurs, jeté toute la collection de souches virales qu’elle cultivait avec une déférence au moins égale à la haine qu’elle avait pour les êtres vivants qui n’étaient pas de leur règne ; mais ceux de nous qui le découvrirent, par peur de représailles, n’en dirent pas un mot.

3 – De Charybde en Scylla

Cet horrible changement ne fut que le premier évènement d’une longue lignée, qui commença à devenir presque insupportable à partir de novembre. La perspective du concours, ça vous acière le cœur. Il régnait dans la classe une telle compétition que, lorsque l’un d’entre nous se mettait à soupirer de sa vie, regardait avec moult insistance les loquets de la fenêtre, prêtait trop d’attention aux lacets de chaussure, ou bien dessinait en marge de ses notes une silhouette se noyant dans le cours du Clain, son voisin souriait en son for intérieur, content de savoir que le nombre de places pour gagner le sommet pourrait bientôt s’amenuiser. Certains, plus téméraires, ne faisaient pas qu’attendre ce genre de décisions. Un jour, alors que j’essayais d’ingurgiter au self un plat inqualifiable, je sentis quelque chose siffler tout près de mon oreille ; relevant la tête, regardant derrière moi, je vis un couteau se briser contre le mur avant de tomber sur le sol. Il fut impossible de déterminer qui était l’assaillant ; et, lorsque je demandai si on le chercherait, la responsable des prépas se permit un petit sourire : « Ah ! Si ce n’était pas la première fois… ». Un autre jour – croyez-moi Monsieur, je ne vous mentirais pas – une des rares amies qui m’étaient encore restées m’avoua qu’elle avait dû refuser plusieurs fois des tractations avec mes adversaires secrets, et osa me demander quelque chose en échange de sa bienveillance et de sa fidélité, arguant qu’elle aussi était dans le même danger. Elle exclut de me révéler l’identité de mes ennemis avant toute rétribution, puis, constatant mon refus de la récompenser, elle alla les rejoindre ; et il me paraissait que cette vehme maudite ne cessait de s’accroître.

Ah, Monsieur ! Je me sentais solitaire, et cerné de toutes parts par des lances acérées. Lorsqu’en cours j’osais prendre la parole, l’on me menaçait quand je soulevai un sujet d’intérêt ou répondais adroitement aux questions, et l’on me rabaissait presque ouvertement quand je m’égarais ou me trompais (personne n’osait le faire durant un cours de Trabons ; mais d’autres profs incitaient presque à la moquerie et en tiraient une jouissance qu’ils dissimilaient difficilement). Chaque fois qu’ils le pouvaient, ces lâches faisaient à mon sujet des blagues détestables, répandaient par-dessus des ragots répugnants, en bref, se moquaient incessamment de moi. Lorsque qu’un étudiant se sentait mal durant un cours (ce qui arrivait très fréquemment, certains hypokhâgneux travaillant nuit et jour, au mépris de leur santé), une mauvaise langue, située comme par hasard dans mon dos, ricanait sottement (tout en prenant bien soin de modifier sa voix) : « Appelez l’SAMU, il tombe en pâmoison, à la Stéphane ! » Le temps que je tourne vers l’auteur de ces mots plein d’esprit mon regard ténébreux, il n’était plus possible de l’identifier – surtout que mes opposants, tout sauf bêtas, savaient excellemment, contrairement aux idiots communs, celer leurs sentiments. Mais c’étaient là des broutilles : pire viendrait. Ce qu’ils ne pouvaient obtenir par la force, ils tentaient d’y accéder par plein d’autres moyens, et certains très cruels. Je fus plusieurs fois victime de ruses démoniaques. Un jour que mon état m’avait empêché d’assister aux cours, quelqu’un vint me voir pour me prêter des notes ; je fus surpris de cette amabilité ; puis je constatai amèrement qu’il les avait à dessein tellement remplies de fautes et d’errements qu’elles étaient inutiles.

Un autre jour, quelqu’un effaça du tableau d’affichage le numéro de la salle où je devais aller en khôlle ; j’attendis sept minutes devant une salle vide, dans un souterrain presque désaffecté, avant de comprendre que l’on m’avait bien eu. Vous pourriez, Monsieur, me tenir pour un idiot, d’avoir patienté dans de telles conditions, à remuer une prodigieuse couche de poussière en tapant du pied, cerné par des toiles d’araignées, en l’agréable compagnie de tégénaires, d’épeires diadèmes et de pholques phalangides. C’est que vous ne connaissez pas ce lycée ; car ce corridor-ci n’était pas moins crasseux que ceux du rez-de-chaussée ou de l’étage, qui n’en diffèrent essentiellement, je crois, qu’en ce qui touche à la taille de leurs résidents arachnoïdes, plus petits, mais pas moins dangereux. Représentez-vous la face de l’examinateur, lorsqu’à mon arrivée dans la salle, bondit sur lui l’énorme tarentule qui s’était cachée à mon insu dans un pli de manteau ! La bestiole, démesurée, tout droit sortie du conte d’un ivrogne, s’accrochait tenacement au visage du pauvre agrégé, à la manière d’un xénomorphe parvenu au second stade de son évolution[11]. Il me fut difficile (je m’étais, bien entendu et pas seulement par calcul, élancé pour assister mon prof, malgré la révulsion que me causaient la taille du monstre et les infâmes bruits de succion qu’elle faisait en embrassant sa pauvre victime) d’en extirper la créature, qui s’était comme enamourée de lui. Quelle ne fut ma stupeur, une fois le monstre jeté au loin, de constater que l’enseignant avait la bouche toute entoilée – j’en jure par Loki ! Je voulus accompagner cet homme titubant jusqu’à l’infirmerie ; mais en voyant où je le menais, il poussa des gémissements qui m’indiquèrent que l’épreuve d’être ausculté par Aménité Phalloides était dans son échelle de la terreur d’un niveau supérieur à l’abomination qu’il venait tout juste d’endurer. J’avais pour notre malheur commencé à presser le bouton (ce qui fit retentir l’horrible sonnerie qu’Aménité avait choisie pour remplacer l’agréable et sensuel ding-dong de madame Angita – sonnerie dont les premières notes ressemblaient à celles de la Marche funèbre de Chopin et à la Marche impériale de Williams) et l’ombre de cette parjure d’Hippocrate commençait à poindre sur le verre ; le professeur, remis de son trouble par l’imminence de ce nouveau péril, m’entraîna aussitôt dans la cage d’escalier qui jouxtait le pallier de ce lieu d’abandon. Nous entendîmes Aménité ouvrir les vantaux, s’avancer suspicieuse presque jusqu’au point depuis lequel il lui eût été possible de nous entrevoir, passablement cachés par le mur, figés dans une posture grotesque ; puis, au soulagement du professeur, elle regagna son local d’infamie, d’où, quelques instants plus tard, surgirent les cris d’un lycéen dans le bras duquel elle venait de plonger férocement le vaccin qu’il lui avait demandé – cet ignorant ! – de lui administrer. Moi, haletant, je conduisis celui qui aurait dû me coller jusqu’à une salle du rez-de-chaussée dévolue à l’étude, où venaient chaque soir, « bénévolement » et en secret, des deuxièmes années de médecine qui offraient aux internes ces soins qu’Aménité ne rendait qu’au prix d’accroissements de souffrances, tout en utilisant accessoirement leurs patients comme moyens de réviser leurs cours. Le professeur eut d’abord un mouvement de recul, puis, conscient de la nécessité, il se laissa opérer par deux jeunes femmes qui venaient à peine d’apprendre les rudiments de l’anatomie buccale. Lorsqu’elles lui eurent finalement dégagé les lèvres de l’impressionnant piège de soie, il les congratula beaucoup, puis, se tournant vers moi, me demanda pour quelle raison un tel animal s’était retrouvé dans mes affaires. Lorsque je lui eu expliqué la fourberie de mes congénères, il me tapota sur l’épaule, pour me donner du courage, en assertant qu’il avait lui aussi connu des choses de ce genre ; puis il me remercia de mon aide, en déclarant que lorsque nous aurions l’opportunité de passer correctement cette khôlle, il se garderait de me rabaisser trop si j’errais quelque peu. « Mais pour l’instant, j’ai besoin d’une cure : quelques jours de repos. » Et moi d’y agréer – bien que ce loisir me fût, vous le comprenez bien, Monsieur, tout à fait refusé.

Quand je vous affirme, Monsieur le Préfet, que la situation se dégradait de jour en jour, croyez-moi ; c’était également le cas avec nos professeurs. Même Monsieur Trabons n’avait pas besoin de simuler un peu pour se mettre en colère. Un mercredi où était prévue la remise de nos copies, il entra furibond et aurait bien voulu jeter les feuilles à notre figure s’il ne s’était pas exposé par là à quelque remontrance de l’administration ; même Chloé n’osa pas rire ; ou plutôt, elle se préparait à glousser, croyant qu’il s’agissait du manège habituel, lorsque sa voisine l’en dissuada par un coup dans le ventre.

 « Vous n’apprendrez donc jamais ! » hurla-t-il aussitôt, « jamais ! On a beau tout vous expliquer au début de l’année, petites canailles, mais vous n’en avez cure ! » – il était de la politesse absolue de ceux qui n’emploient jamais de gros mots, même lorsque leur hargne les domine (ce qui n’est pas le cas, passé un certain grade, chez l’homme seulement correctement policé) – « J’ai trouvé dans vos déchets des erreurs de noms propres. De noms propres ! Si le cerveau disposait, comme le nez, l’œil et cette autre partie que je ne nommerai point, de son expectoration propre, ces devoirs que vous m’avez rendus en seraient, à quelques exceptions près, des représentants-types. Voilà », dit-il en saisissant une craie qu’il se fit le plaisir de crisser sur le tableau pour nous incommoder, comment l’une d’entre vous écrit Gérard Genette : Gérard Jeunette ; un de vos camarades, qui a l’esprit étrangement tourné, Philippe Lejeune : Philipp Le-djeûne. Philippe Déjeune, ça irait aussi ! Ah, une autre copie mélange fièrement les auteurs, avec Alphonse de Vigny et Alfred de Lamartine ! Le comte de Loutre-immonde, pas mal ! Bossu, pour Bossuet, ça fait moins rire, même si j’espère, je croise les doigts pour, qu’il s’agissait d’inattention, mais j’ai bien peur que son responsable aurait écrit Bossué, ce qui est terrible à penser. Dois-je rappeler – au hasard – que Montesquieu et Montesquiou, ce n’est point la même chose ? Ensuite, passons aux titres. Pareil ! On vous croirait tous des disciples de Pierre Bayard qui ignorent qu’ils le sont… hé, la ! Ce n’est pas dans vos devoirs que vous pouvez vous livrer à l’expérience de changer les auteurs des livres ! Sinon, Victor Hugo comme inventeur de la Vache qui rit, ça m’a fait rire comme on rit de certaines créatures de Molière, mais je ne féliciterai pas ce petit blagueur qui, malgré une relecture que j’estime pointilleuse vu la proportion de blanco et d’effaceur sur les quelques pages qui composent sa copie qui n’est pas vraiment un exemple de copia, ne s’est pas rendu compte qu’il attribuait à Balzac des œuvres… d’Aragon ! Que dire, enfin, de ceux qui confondent Georges Lucas et Georg Lukács ? Mais mes pauvres idiots, mes bacaques ahuris ! Dites-moi comment un marmot ne sachant même pas sa clé de fa pourrait jouer les Douze études d’exécution transcendantale ?! Vous n’êtes même pas capables, pour la plupart, de faire quelque chose de seulement correct ! Cocos, ne comprenez-vous pas que pour la Rue d’Ulm, un devoir convenable mérite à peine un dix ? Et que même à l’université, on rirait de vos torchons ? Ouvrez les yeux, que diable ! Il est temps, il est grand temps, de travailler ; et la première chose à faire, c’est d’extirper de vos cerveaux débiles toute possibilité d’effectuer de telles bévues ! » Il respira un grand coup ; je crus qu’il en avait fini ; mais il reprit de plus belle, plus fort encore : « Quant au style ! Ah ! On ne pouvait mieux découvrir combien la grande majorité des bacaques préfèrent NRJ à la NRF, ou se réveillent au doux son du hard metal plutôt qu’en écoutant une émission de France Culture consacrée à Plotin ! Enfin », ajouta-t-il d’un ton devenu brusquement presque mondain, « ne croyez pas que la seule écoute de France Culture suffise à faire de vous de jeunes gens cultivés. Rien qu’en trente minutes, ce matin, j’ai repéré quatre véritables fautes de langue et deux anglicismes injustifiés durant la meilleure émission proposée par cette station ; rien de tel pour me mettre d’humeur passable, voyez-vous ! » Il l’avait presque crachée, cette phrase, avant de recommencer. « Mais vous-mêmes, vous feriez rire les auteurs de ces fautes ! Un tel d’entre vous cite si faussement du Rousseau, que je ne m’étonnerais pas qu’au vingt-heures l’on parle de la terreur causée par l’apparition autour du Panthéon d’un spectre courroucé ! (Le pire, ce serait que, vu le niveau d’ignorance du touriste lambda, ils soient incapables de reconnaître, derrière les traits du spectre, le grand homme !) Tels autres, par leurs bévues, feraient s’élever une armée d’écrivains revenants au Père-Lachaise, jurant d’exterminer les minables fripons qui salissent leur mémoire en commettant tant de bévues, de crimes, de sacrilèges ! Ah, mes aïeux !… Vous tenez vraiment à mourir de honte, l’an prochain, en lisant le corrigé de l’épreuve de l’ENS, et en reconnaissant, qualifiées de la plus directe et sadique des façons, les monstruosités que vous aurez enfantées ? Dieux ! Ce n’est pas seulement que votre encéphale est presque vide ; c’est qu’en plus, son maigre contenu est entièrement faux ! Même si j’étais bon pour l’alcootest, pire, entraîné de force au commissariat pour un prodigieux degré d’alcoolémie, je n’écrirais pas le quart des sottises que je repère parfois dans une seule copie – le tiers ! une seule ! » clama-t-il avec assez de force pour faire vibrer les fondations (du reste peu solides, j’avoue, croyez-moi sur parole), du bâtiment B tout entier.

On frappa.

La veste de Monsieur Trabons virevolta dans les airs ; en un clin d’œil, il se tenait près de la porte, et l’ouvrit.

« Tout va bien ? » demanda la prof de prépa scientifique qui parut à la porte, avec l’air soucieux d’une personne qui bien entendu connaît déjà la réponse, négative.

« Oui », répondit sèchement Trabons ; « j’enseigne ». Il aurait pu s’arrêter là s’il avait été purement atticiste ; mais il ne l’était pas. « L’enseignement que je prodigue présentement requière, je m’en excuse auprès de vous, une certaine puissance de voix et un certain ton dont votre désagrément, ma chère – que je lis dans vos yeux, mais que votre timide crainte vous empêche d’autrement exprimer, et qu’il me peine bien entendu de vous l’affliger – dont votre désagrément, disais-je me révèle que sont bien présentes ces conditions me permettant de marteler quelques conseils, définitivement, dans le crâne de ces pauvres et risibles petits. Aussi votre gêne, si je réussis mon coup, restera-t-elle orpheline ; car vous n’aurez pas à subir les vingt ou trente scènes de ce genre que j’aurais dû faire pour atteindre ce même but si j’avais décidé en baissant le volume de respecter la règle que vous n’osez me dire. »

L’autre, consciente de son infériorité dans l’art de la répartie, bien qu’elle fût infiniment savante en d’autres domaines, partit après quelques paroles confuses que mes oreilles trouvèrent proprement ridicules après les éclats de Trabons.

« Où en étais-je ? Oui, c’est cela », tonna le double docteur et professeur en se retournant vers nos faces tuméfiées par la honte. « Qu’est-ce que cela mérite, tout au plus, sur l’échelle de Trabons, hein ? Un G suivi d’un O ? Ou bien devrais-je ajouter une nouvelle note ? » Il poussa un très long soupir. « Et puis tant pis. De toute façon, on me gronderait si je déchirais devant vos yeux vos propres copies ; et puis je risquerai dans ma fureur d’en détruire certaines, excessivement rares, qui ne sont pas si mauvaises que ça. Et je n’ai pas envie d’une nouvelle inspection… Aussi, dans ma clémence, ai-je noté vos copies deux fois. La première note, c’est ce que vous auriez eu si vous aviez eu la prétention de vous inscrire au concours de l’Ecole normale supérieure, avec, je dois l’admettre, quelques arrangements, pour ne pas vous faire croire que vous êtes des limaces mangeuses de boue – même si après tout, vous vous en rapprochez fort bien… La deuxième note, c’est celle que j’inscrirai sur vos bulletins. » La tension semblait avoir baissé dans la salle ; il le remarqua aussitôt. « J’ai parlé de clémence », dit-il pour conclure, « pas de stupide bonté ; vous allez voir ! » Et il distribua les copies à toute vitesse, pour s’en débarrasser le plus vite possible.

Lorsqu’il s’arrêta près de mon bureau, je ne pus cacher mon trouble, que révéla une étrange convulsion de mon bras ; Trabons eut un petit sourire, me tendit la feuille, que mes mains tremblantes lâchèrent aussitôt sur mon bureau. « Pas mal », murmura-t-il, avant de passer au suivant, qui n’eut, je suis désolé pour lui de l’écrire, Monsieur, pas la même chance que moi.

Je n’osai tout d’abord pas regarder mon devoir, et tournais les pages d’un air absent, perdu dans la contemplation des mines déconfites de mes pauvres collègues de prépa, et ne sachant si Trabons avait fait preuve d’ironie ou m’avait sincèrement félicité de n’avoir pas produit une horreur, lorsque je me rendis compte que mon voisin, malgré la note horrible qui affublait le haut de sa copie, avait, lui, eu le courage d’affronter sur le champ l’inévitable. « Je ne suis qu’un poltron et qu’un lâche », pensai-je ; et, ayant pris une longue inspiration, je découvris que Trabons m’avait concédé un douze… et un douze. Je restai absolument abasourdi pendant une bonne minute. Ma stupéfaction cessa lorsque j’entendis les premiers chuchotements aux alentours. Les autres avaient vu ; ils savaient. Il n’y avait pas moyen de cacher, à présent, que j’avais eu la meilleure note de la classe, comme j’allais bientôt l’apprendre.

Trabons avait sans doute eu quelque joie à noter ainsi un devoir qui n’était pas infâme, et moi un indicible soulagement à découvrir que je valais plus que je ne l’avais jamais songé ; mais il avait également signé, sans le savoir, mon arrêt de mort ; et, lorsque je compris cela en sentant des menaces s’élever de tous côtés de la part d’étudiants ulcérés de n’être pas à ma place, je me dis que j’aurais préféré avoir un cinq comme la plupart des autres, et ne pas avoir à subir ce qui allait s’ensuivre… Mais l’on ne peut changer le passé. Un hypokhâgneux bon en français était né ; tout le monde s’ingénierait à le faire disparaître au plus vite.

Le premier concours blanc approchant, on redoubla d’effort ; les techniques les plus fourbes furent mises à contribution ; en bref, l’on ne recula devant rien. Mes rivaux, dont le nombre s’était prodigieusement accru depuis les résultats du premier devoir de français, soudoyèrent le technicien de surface, pour rendre hyper glissant le hall de mon étage[12] ; ils offrirent des avantages à mes voisins d’internat, pour qu’ils missent leurs musiques hideuses, tard le soir, au volume maximum ; ils s’arrangèrent pour qu’à chaque fois que j’avais besoin d’un livre au CDI, ils l’eussent déjà emprunté ; ils essayèrent même, plusieurs fois je pense, d’infiltrer ma chambre à des fins de saccage, pendant que j’allais aux toilettes, mais, puisque je fermais toujours ma porte depuis que le climat avait tourné à un universel soupçon, ils ne pouvaient y pénétrer ; je réussis presque à en prendre deux sur le fait, un soir où ils s’étaient montrés peu prudents dans leur tentative d’intrusion, mais ne pus discerner leurs visages, cachés par les capuches qu’apprécient les adeptes de cette cabale sombre. Je ne trouvais d’apaisement qu’en pensant que mes opposants passaient maintenant tant de temps à concevoir leurs projets d’attaques, qu’il ne devait pas leur rester beaucoup de latitude pour réviser leurs cours. Cependant, monsieur, la torture mentale qu’ils maîtrisaient le mieux, c’était celle qui leur demandait le moins, et qui pourtant était de loin la plus puissante ; je veux parler, bien sûr, de la paranoïa. Car ce qu’ils me faisaient réellement n’était qu’une bagatelle, comparé à ce que j’estimais qu’ils étaient capables de me faire ; et je perdais moi aussi du temps à craindre leurs prochains mouvements, à préparer des plans de repli et des contre-mesures. Ils avaient également, dans leur arsenal psychique, une autre arme de choix ; c’est qu’en me titillant de la sorte, ils généraient en moi un de ces désirs de revanche aveugles qui causent rapidement votre perte ; ils voulaient me pousser à attaquer moi-même, à passer dans ce côté obscur qu’ils servaient, avec autant de zèle qu’un seigneur des Sith[13]. J’avais toutefois assez de volonté, Monsieur, pour m’en défendre ; mais pensez à ceux qui en ont moins, et que la vilénie des autres pousse au crime sans qu’ils le voulussent ; prenez-les en pitié ; comprenez quel service vous leur rendriez, en m’en rendant aussi.

Un matin, je me levai ; c’était le concours blanc. Lorsque j’entrai dans la longue salle où se passerait ce faux-vrai examen, je remarquai que les présents y étaient clairsemés, soit qu’ils aient eu de la chance, soit qu’il s’agît là des membres de la ligue qui m’avait molesté durant toutes ces semaines, et qui se désagrégerait sans doute le trimestre suivant, parce qu’elle prendrait sa victime suivante dans ses propres rangs. La salle ne fut remplie qu’une demi-heure environ après le coup d’envoi ; la dernière étudiante à rentrer était tellement secouée de larmes que le surveillant l’aurait fait partir, s’il n’avait éprouvé pour cette pauvre victime un peu de sympathie. Il lui intima cependant l’ordre de cesser ses sanglots, et d’arrêter de maugréer contre sa panne de réveil – alors qu’elle maudissait ceux qui en étaient la cause, et qui (j’en vis certains) se retenaient à grand peine de rire, satisfaits du succès de leur stratagème. Ah Monsieur ! Ces fourbes avaient tout agencé ; car je vis certains des concurrents, que cette preuve de hargne avait désarçonné, prendre quelques secondes à consoler mentalement cette proie, au lieu de porter leur esprit sur leur dissertation ; or, quelques secondes, Monsieur, en prépa, cela modifie tout : je savais déjà qu’ils étaient perdus, et, lorsqu’ils le comprirent, la douleur occasionnée par cette révélation redoubla leur perte de temps, si bien que, par l’effet du stress, ils étaient de moins en moins capable de réfléchir convenablement ; de plus, me figurant moi-même l’angoisse qui les prenait, je devenais moi aussi la cible de ce procédé immonde que nos détracteurs communs avaient manigancé à leur manière génialement ténébreuse. Cet excès de sensibilité malvenu aurait causé ma perte, si, n’étant pas si mauvais que ça dans la matière que nous passions, je n’avais pas déjà pris un petit peu d’avance. Mais croyez-moi, Monsieur : ça ne passa pas loin.

A la sortie de la dernière épreuve, tout cela disparut. Les alliances comme les guerres furent stoppées, par un accord tacite qui profitait plus aux agresseurs qu’à leurs victimes lésées, mais les victimes n’étaient pas bêtes : elles acceptaient quand même, craignant des représailles. Les couloirs, les salles de cours, redécouvrirent les rires qui les avaient désertés depuis longtemps déjà. Même le temps sembla s’acclémentir ; le soleil, que les sombres nuées d’une infâme compétition avaient celé à nos regards, paraissait quelques fois – ou, au moins, ses plus fades rayons. Lorsque les vacances vinrent, Monsieur, croyez-moi même si c’est dur, des personnes que je tenais de manière absolument certainement pour mes adversaires les plus tenaces, à quelques indices qui ne m’avaient pas échappés, me souhaitèrent un Noël des plus joyeux, et les meilleurs vœux qui fussent. Ca alors, pensai-je en leur rendant la pareille (avec plus de profondeur qu’eux, puisqu’étant chrétien, Monsieur, je considère qu’il faut que nous aimions jusqu’à nos ennemis), j’y aurais presque cru, s’ils n’avaient pas déjà préparé au brouillon leurs manigances futures. Avant que de partir, je vis que sanglotait dans un coin la fille dont j’ai parlé plus haut. Elle s’était retrouvée avec une note infâmante par la faute de ses odieux semblables, mais n’avait aucune preuve contre eux et savait qu’elle ne pouvait rompre la trêve qu’au risque de redevenir, aux prochains devoirs, leur souffre-douleur préféré. J’allai la réconforter ; je lui dis que tout finirait par s’arranger, qu’ils ne l’ennuieraient plus au prochain trimestre, qu’il n’y avait pas que les notes dans la vie ; elle mima un sourire, remercia ma gentillesse, disant qu’elle était rare, puis s’en alla avec ses lourdes valises ; je la vis disparaître dans le lointain, derrière le petit portail qui symbolisait la frontière de ce lycée honni. A la rentrée, je cherchai vainement cette fille : elle n’était plus de notre classe.

C’était, Monsieur, un nouveau martyr de cette institution qu’on appelle la prépa, et qu’on devrait appeler le bagne. Y résider – je vous l’assure – c’est vivre une pénible et trop immersive reconstitution historique du pénitencier de Toulon ou des îles du Salut. Ne secouez pas la tête : c’est vrai ; laissez-moi vous décrire la cantine du lycée, et je suis sûr que vous reconnaitrez, ce seul exemple lu, que je dis ni plus ni moins que le vrai. Le self-service, donc – ou plutôt son opposé absolu ! Est-ce vraiment choisir, je vous le demande, que prendre le plat le moins dégoutant et nocif, et est-ce là se rendre un quelconque service ? Vous devriez voir les visages des cuisiniers, lorsqu’ils nous passent les plats chauds : on ne les a jamais vu goûter leur propre nourriture, ni s’attabler, une fois leur service achevé ; c’est qu’ils se repaissent seulement du désespoir et de la répugnance de leurs victimes, ces odieux vampires de nos noirs sentiments. Du temps de madame Angita, c’était la guerre ouverte entre ces restaurateurs (mais comment les appeler ainsi sans se médire – disons plutôt, nos pitanciers, et, parfois, nos aggraveurs) et sa noble autorité sanitaire : « Jamais, leur disait-elle, jamais, je ne vous laisserai faire ingurgiter à ces pauvres choux ne serait-ce qu’une miette, qu’une portion, de vos préparations ; et je n’aurai de cesse, toute ma carrière durant, de m’opposer à vos pratiques criminelles. Oui : c’est un grave délit, que de donner à ces enfants et, parmi eux, à ceux qui formeront l’élite de la France, voire de l’Europe, our greater nation, des mixtures qu’ont recraché et vomi les rats expérimentaux de la fac de bio, parce qu’ils sentaient bien que ce n’était pas votre prétendu bœuf qu’ils consommaient, mais bien les restes de leurs propres congénères ! »

Ce fut peut-être ce noble combat, qui accroissait encore l’admiration que nous lui portions, qui valut à notre défenseuse sa prochaine éviction. A force de poser des vetos successifs sur les menus, de soutenir les associations anti-self, et de manifester un peu trop ouvertement devant le réfectoire, elle avait poussé la direction à cette extrémité. Vous imaginez bien, en tout cas, que dès l’arrivée d’Aménité, la situation ne fit pas que se normaliser : elle s’aggrava. L’odieuse prêtresse des ténèbres ! Fieffée carogne ! Elle s’ennuyait, par manque d’épidémie : que faire ? … Agrémenter les plats ! Une fois les cuistots soudoyés, elle leur faisait ajouter à nos plats ses « épices » bien à elle : pseudomonas et herpesviridae étaient ses préférées. Ensuite, lorsqu’elle s’installait dans la cafétéria pour manger un repas qu’elle avait confectionné chez elle, et qu’elle voyait un attablé se tordre de douleur, elle s’adressait à lui (comme je l’ai vu un jour le faire à un collégien) : « Tu as mal, mon petit ? – elle employait ce mot par dérision de madame Angita, dont le seul défaut avait été de faire une utilisation assez profuse de toutes les formes possibles de termes hypocoristiques, mais elle l’utilisait évidemment dans un tout autre sens –

— C’est ce que j’ai mangé, répondit le cinquième, en régurgitant.

— Comment cela (et elle avait un sourire en coin) ?

— C’avait un goût tout drôle…

— Vous devez vous tromper…

— Non, c’est…

— Bon, allez, à l’infirmerie, fit-elle, feignant une semblance de gêne, alors qu’elle exultait.

— Non, ça ira, je… (mais la victime, qui connaissant sa réputation ne voulait pas subir son traitement, finissait immanquablement par vomir juste devant elle, ce qui coupait court à toute forme d’argument)

— Allez, allez… »

Et elle l’accompagnait, serrant son épaule, bien fort, certes : bien plus fort que le ferait une personne voulant réconforter – car chaque occasion de faire le mal lui faisait tant de bien ! Et elle se délectait de le voir se tordre de douleur, son sujet-test, jusqu’à ce qu’elle le soigne, non par bonté d’âme, mais pour s’éviter des poursuites judiciaires. Mais assez parlé de ce poison de femme ; j’en reviens à nos pieux marmitons. Au départ, je pensais que c’était inscrit en eux, de nous infliger ces suprêmes bombances avariées ; je me trompais. Un soir, je sortais du lycée par le portillon secondaire, qui n’est pas très éloigné des cuisines ; trois de nos gargotiers prenaient leur pause-fumée. Une bribe de leur conversation parvint à mes oreilles, qui me fit sursauter ; je décidai de les espionner pour connaître les véritables raisons de leur acharnement, même si, franchement, la désastreuse odeur cancérigène qui s’insinuait jusqu’à m’a cachette m’en dissuadait.

[…]

4 – Où l’auteur de ces lignes : expose la raison des montagnes de désagréments qui sans cesse l’accablent, et l’origine de son impression que le temps passe moins vite à Poitiers ; explique par quel moyen il est parvenu, sur des sujets aussi triviaux, à composer un aussi grand nombre de pages ; en profite pour écrire de la mauvaise science-fiction.

Ah ! Ah, Monsieur ! J’aimerais vous épargner la lecture de tant d’horreurs, mais je vous ai promis de ne pas fausser les faits. Ne pensez pas que je les exagère ni ne les grossis ; au contraire, je me trouve obligé de ne pas les tous vous décrire : ce serait trop long, et ce que j’ai déjà rédigé pourrait tenir en maints volumes, alors précisément que ce n’est qu’une fraction des maux qui m’arrivèrent. Lorsque les Saints intercédaient en ma faveur pour que je trouvasse une seconde de repos dans la masse de travaux qu’il m’était demandé d’accomplir, je ne pouvais me départir de noires considérations ; je passais ce répit à me demander comment il était physiquement possible que tant de contrariétés s’appesantissent chaque jour sur moi ; je me demandai comment il était possible que les heures me parussent si longues à l’internat, alors qu’elles me semblaient si courtes lorsque j’étais chez moi. Un soir, je découvris par hasard la terrible cause de ce fait.

Il y a, au troisième étage du bâtiment A, une machine, enfermée dans une salle réservée aux taupins. C’est l’un des plus grands mystères de l’établissement. Tout le monde connaît l’existence de l’engin, mais l’on n’en parle jamais, sauf en chuchotements ; les taupins qui s’en approchent sont tenus au secret. Son apparence, sa nature, sa fonction, sont aux autres inconnues. Beaucoup ont essayé de tirer les vers du nez aux taupins les plus influençables, mais mêmes eux se taisaient, signe que la punition qui leur serait infligée s’ils révélaient la chose serait plutôt énorme. C’est de cette connaissance que les taupins tiraient la majeure partie de leur fierté prolixe ; nous considérions leur attitude avec d’autant plus d’agacement que nous autres en lettres avions des raisons bien plus claires de nous vanter, étant (Monsieur, ne vous offusquez point ; c’est scientifiquement prouvé) les meilleurs des prépas.

Un soir, donc, après travaillé en groupe dans une salle de préparation de khôlle du troisième étage (parce que les salles d’étude de la résidence et du lycée étaient toutes occupées), je m’assoupis à moitié, soit que le travail fut assez éreintant, soit qu’un de mes rivaux eut discrètement versé un somnifère dans ma bouteille d’eau. La rumeur d’une discussion provenant de la pièce d’à-côté me sortit cependant de cet état second, empli de rêveries plaisantes (un hypokhâgneux, Monsieur, pense sans cesse au travail, tant celui-ci l’occupe ; toutefois dans ses rêves, cette obsession se module et varie, sous l’effet du désir ; l’hypokhâgneux se voit revenu aux doux temps du lycée, lorsqu’il pouvait avoir vingt en baillant ; et cela, j’en atteste, lui procure un bien fou) ; me redressant, je m’approchai du mur, y collait mon oreille, et tentai d’écouter ce qui se discutait, parce que je savais que c’était dans la salle attenante que se trouvait l’énigmatique mécanisme. Les interlocuteurs – un étudiant et son professeur, à n’en pas douter –  discutèrent d’abord gaiment de leur goût pour les Problèmes plaisans et délectables qui se font par les nombres de Claude-Gaspard Bachet de Méziriac, preuve irréfutable du fait que l’étudiant était un bon, et le prof, pas n’importe qui. Puis le sujet changea du tout au tout :

« Monsieur, dit l’étudiant, décidément un premier de la classe, à en juger par son timbre arrogant, comploteur et fluet, j’aimerais bien que vous me disiez la vérité, maintenant que les autres sont partis

— La vérité ? lui demanda son professeur, qui avait, étrangement, le même timbre que le docteur Strangelove. Mais voyons, vous la connaissez !

— Allons donc ! reprit l’autre. Cela fait des années que vous dites à vos élèves que ce générateur n’a d’influence que sur une aire très limitée, Monsieur ; cependant, j’ai fait des tests, et…

— Chut, malheureux ! fit le professeur. Parlez moins fort, on pourrait nous entendre. (Et il n’avait pas tort !)

— Je vois ; j’ai donc marqué un point, rétorqua, plus bas, l’élève, l’air satisfait. Il y a quelque chose d’autre ; vous ne pouvez le nier.

— Antoine Sonberg, vous êtes vif, mais trop curieux : c’est votre seul défaut. Allez me fermer cette porte, que je vous expose, comme vous le dites, la vérité. Mais n’oubliez pas (dit-il alors qu’Antoine s’exécutait) : c’est un secret suprême. Vous savez de quoi sont passibles ceux qui trahiraient ma confiance, alors que je ne leur ai même pas révélé en quoi cet appareil est vraiment particulier, alors qu’ils ne savent qu’une broutille ! Les imbéciles ! dit-il (et il adopta dès lors tout à fait le parler qui caractérise dans nos films les savants fous). Ce ne sont que des Bilbo Baggins : ils croient détenir une bague, magique, certes, mais de pacotille, alors qu’ils possèdent ni plus ni moins que l’Anneau de Sauron ! Ces macaques qui confondent chat de Schrödinger[14] et paradoxe du chat beurré[15] ! Eh bien, se reprit-il, Antoine, qu’est-ce qui vous arriverait, si vous osiez divulguer ce que je vais vous dire ? (Il devint menaçant.) J’ai bien peur que la première sanction serait, pour cela, bien trop faible, si vous me comprenez.

J’eus l’impression que Antoine déglutissait, et perdait tout à coup son assurance, puis, qu’après avoir repris courage, il avait fixé dans les yeux son professeur, avant de lui déclarer, fermement, sa soif de connaissance reprenant le dessus : « Je comprends ; mais dites-moi, s’il vous plaît…

— Voyons si vous devinez par vous-même, tout d’abord, Antoine », répondit le scientifique, sans doute par déformation professionnelle, sur un ton qui me fit tout à coup penser à Rodney McKay[16]. « Ce sera plus intéressant pour vous, ajouta-t-il.

— Comme je viens de dire, j’ai fait des tests, commença l’autre. Les capteurs que nous avons conçus avec vous l’autre jour, eh bien, je les ai emportés dans ma chambre d’internat. J’étais tout d’abord seulement curieux, comme vous le dites ; je fus ensuite étonné ; puis je devins pensif. Ce que me révélaient les instruments, c’était que le champ de force s’étendait bien au-delà des quelques centimètres cubes dont vous aviez parlé ; ils allaient au contraire jusqu’à la résidence

— Oui, déclara simplement l’autre ; continuez.

— Je me rappelai alors le test de la souris – celle que nous avons placé dans le champ de force, enfin, dans ce que je croyais alors être le champ de force, et qui n’avait que la taille d’un petit Tupperware. Et je me dis : mais si le champ s’étend jusqu’à ma chambre, serait-il possible…

— Vous vous rapprochez ; continuez, dit le professeur, d’une voix jouissive ; car il semblait apprécier (à l’instar des gros méchants des films, qui écoutent en salivant, durant la confrontation finale, le héros leur dévoiler pendant deux bonnes minutes tous les détails de leur stratagème, en oubliant qu’ils se mettent par là même en danger, puisqu’ils finissent, dans quatre-vingt pour cent des cas, à être occis par leur adversaire, qui aura profité de leur excès d’orgueil) qu’on lui dévoilât ainsi ce qu’il savait déjà.

— Serait-il possible que je fusse moi-même – et les autres internes aussi – influencé par les disruptions temporelles ?

— Gagné ! jubila l’autre ; vous avez tout compris. Le mystère souverain est à vous, mon cher. Ciel, s’il n’en tenait qu’à moi, je vous ferai de suite entrer à l’X ; vous êtes éblouissant.

— Merci, Monsieur, ce n’est rien… déclara l’élève, faussement gêné par tant de compliments. Pourriez-vous à présent m’expliquer la raison…

— La raison ! La raison ! (Et il était comme gagné d’un délire, à en croire les sautes de ton qu’il multipliait) La raison, mon cher, est une histoire ; une histoire qui s’est produite il y a plus de vingt ans, alors que j’étais à votre place, et qu’un de mes prédécesseurs était à la mienne. Ah ! C’était le bon temps : les ordinateurs n’étaient pas encore devenus des gadgets populaires ; il n’y avait pas de guides bon marché pour apprendre le C++ ou le BCPL ; tout se faisait par à coups merveilleux, par les effets géniaux du plus pur empirisme. J’étais à votre place, disais-je. Oui, c’était le cas ; j’étais brillant comme vous, curieux à votre image, ou, plutôt, comme vous l’êtes à la mienne. Mes professeurs me le disaient, surtout l’éminent docteur Pyerre Thagorelès : il était, avec moi, d’une gentillesse infinie ; il m’admirait ; et je lui vouais un culte. Un malheur arriva ; j’eus un accident en plein milieu d’année ; je ne sortis du coma qu’une longue année plus tard ; je crois bien que Thagorelès lui-même était, ce jour là, à mon chevet, qu’avaient depuis longtemps délaissé mes parents sans espoir. Vous n’êtes pas sans savoir qu’à cette époque, passé un certain âge, il était impossible d’entrer dans certaines grandes écoles. Thagorelès avait prié chaque soir, prié le nombre Dix, son dieu préféré, aussi nommé Tétraktys, pour que je m’éveillasse avant la date butoir. J’y étais parvenu, mais, alors que quelques temps plus tard nous discutions tous deux, il m’apprit qu’on refusait de prendre en compte mon cas particulier, que l’on considérerait comme advenue l’année perdue par mon infâme léthargie, et qu’il ne me restait que quelques mois à passer avant de ne plus pouvoir me présenter au concours. Or, je disposais peut-être d’un esprit flamboyant, et étais en avance, mais je n’avais pas encore toutes les cartes à ma disposition pour gagner le podium. J’avais, je le concède, quelque défaillance dans une de mes matières, qui empêchait un autre professeur d’accepter que je passe directement en deuxième année, comme l’aurait souhaité Thagorelès. Imaginez ma peine », dit-il à Antoine, et sa voix larmoyait, « imaginez la déception de mon maître. Il pressa l’administration ; menaça de se suicider ; écrivit une lettre au Président de la République lui-même ; rien n’y fit. Il ne dormit plus ; sa femme le quitta ; son chat mourut de famine, son chien d’inanition ; il fallut que je lui ordonnasse moi-même d’arrêter cela pour qu’il revînt à la vie. Mais il tenait mordicus à son plan. Il déclarait sans cesse que ce serait une perte terrifiante pour l’Humanité, si je ne rejoignais pas Polytechnique, ou, au moins, la rue d’Ulm. Il perdait ses cheveux à m’imaginer sur le banc d’un amphi de province en train d’écouter les propos dépassés et fumeux d’un professeur ignorant la mécanique quantique et s’exprimant encore en gaulois. »

Sur ces mots, il s’arrêta un instant, émit quelques sanglots ; Antoine apparemment s’approcha pour le réconforter ; puis il reprit, après un bref remerciement.

« Dès que je pus remarcher, je revins au lycée Léon Perrault, quelques temps avant mon retour officiel. Le professeur Thagorelès, après m’avoir félicité de mon rétablissement, me conduisit dans cette salle où nous nous trouvons en cet instant même, et m’annonça le projet qu’il avait concocté durant tous ces longs mois. ‘Il s’agit, mon cher Léon Brontin, d’inventer une machine permettant de manipuler la Durée. Je ne parle pas, Tétraktys en témoigne, de ces idées ridicules concernant d’hypothétiques engins à remonter le temps ; mais d’un dispositif permettant de contrôler l’écoulement du temps à un endroit donné.’ ‘Pourquoi cela, répondis-je, et qu’escomptez-vous faire ?’ ‘Mon élève, vous savez que mon confrère, cet abruti de Théodore Decyrène, refuse de vous accepter dans son cours pour l’instant. Pour vous, la rentrée approche, bien que les autres étudiants en soient au milieu de l’année ; je tiens absolument à ce que l’on vous permette de les rejoindre en deuxième année sur le champ ; c’est votre dernière chance de tenter le concours. Mais pour cela, il vous faut faire vos preuves à cet imbécile maniaque de Théodore Decyrène. Or, vous n’en avez pas le temps ; il reste seulement quelques jours avant que ma demande ne devienne caduque, ma demande de vous faire sauter une partie de l’année… Vous connaissez comme moi votre brillant cerveau, votre mémoire infaillible, quasi eidétique ; vous savez cependant que même vous êtes assujetti à l’implacable cours du temps, et qu’il n’est pas humainement possible que vous puissiez apprendre tant de choses en si peu de durée…’ Tandis que je l’écoutais, commenta Brontin, il me semblait porté par un tel enthousiasme, que je mis de côté pour l’instant mes questions, et n’osai l’interrompre. Thagorelès continua ainsi, autant que je m’en souvienne : ‘Nous allons construire ensemble une machine, fit-il en atteignant le paroxysme de son exaltation, une machine qui fera durer, pour vous, le temps plus longtemps, lorsque vous viendrez étudier dans cette pièce, où elle se trouvera. Ainsi pourrez-vous réviser en une heure ce que les autres n’arrivent même pas à ingurgiter en dix jours entiers. Théodore Decyrène ne pourra plus refuser notre demande ; vous serez major dans tous les concours que vous présenterez ; vous pourrez même, j’en suis sûr, profiter de ce temps pour faire des lettres, et surpasser jusqu’aux khâgneux eux-mêmes !’ ‘C’est là une idée absolument géniale, répondis-je, sans parvenir à m’ôter de la tête la pensée qu’il avait probablement définitivement sombré dans la folie ; mais comment la concrétiser, cher professeur ?’ Thagorelès sortit alors quantité de feuillets de sa serviette, et les posa d’un grand geste sur son bureau. Sur les pages se succédaient d’impénétrables croquis, raturés de toutes parts, que ce savant avait repris sur les feuilles suivantes, qui étaient elles-mêmes de nouveau raturées ; d’étranges codes remplissaient des carnets entiers ; des calculs presque infinis noircissaient des lignes et des lignes. ‘Votre question, Léon Brontin, vous êtes sa réponse ; oui : vous. Vous devez m’aider à finaliser mes schémas, à vérifier mes calculs, à corroborer ma pensée ; j’ai besoin de votre aide ; sans elle, rien ne se fera. Car vous m’avez dépassé dans certains domaines, et je suis sûr qu’ensemble, nous pourrons régler mes défauts et mes limitations.’ Sur ce, nous nous mîmes au travail. Ah ! » fit Brontin à Antoine ; « quelle époque merveilleuse ! Alliant nos deux cerveaux, nous passâmes une journée à mettre au point les algorithmes, quelques heures à finaliser les calculs, quelques minutes à récupérer dans la remise les matériaux nécessaires à notre œuvre. Le lendemain, sous de faux prétextes, nous fîmes assembler par de bons techniciens la machine qui sauverait mon cursus honorum ; et le surlendemain, elle était là, montée, devant nous, là où elle se tient encore, dit Brontin. »

Alors qu’il prononçait ses paroles, j’eus pour ma part une forte envie d’éternuer, un courant d’air maudit s’étant infiltré dans la salle par je-ne-sais quelle aspérité dans le mur qui donnait sur l’extérieur (et qui est tout rempli de creux, croyez-moi sur écrit, Monsieur : cet établissement est un véritable gruyère ; l’on y gèle en hiver ; l’on y cuit en été) ; je parvins à me retenir, de toutes mes forces ; aucun bruit ne sortit ; je faillis soupirer malgré moi pour rendre grâce à mon ange gardien de m’avoir épargné le supplice d’être découvert et d’avoir à subir une terrible sanction ; je me retins de nouveau ; je gagnai la bataille contre les besoins de mon corps, mais utilisai tant de concentration pour cela, que je perdis une bonne part de l’entretien. Puis, j’entendis de nouveau Brontin parler :

« … Et Thagorelès me fit l’insigne honneur d’appuyer par moi-même sur ce divin bouton. Ce fut, je le jure, l’un des plus grands moments de toute mon existence. Je tressaillais d’excitation ; Thagorelès aussi, qui bondissait dans son anticipation, tout en invoquant sans cesse Tétraktys, sa déité chérie. Je poussai l’interrupteur, et il ne se produisit rien de visible, mais un petit ronronnement résonna dans la pièce, et une sorte de très légère chaleur commença à nous envelopper, qui nous indiqua que notre entreprise avait réussi. Thagorelès voulait s’en assurer ; il sortit de la pièce, laissant la porte ouverte, et m’ordonna de regarder ma montre pendant qu’il regardait la sienne. Au bout d’une minute ou deux, il me demanda de lui indiquer l’heure ; sa voix, me semblèrent très grossièrement ralentie et déformée ; je ne compris pas, tout d’abord, pourquoi il avait tant retardé son appel ; pourquoi ses gestes me semblaient si lointains et si lents. Puis j’exultai de nouveau : c’était là signe que tout fonctionnait, puisque le temps passait moins vite, de mon côté, grâce à cette machine que j’embrassai à plusieurs reprises. Je répondis à mon sauveur, qui voulut me rejoindre ; il marcha, me sembla-t-il, à l’immense célérité d’un escargot sénile, avant d’entrer dans la salle à vitesse normale. Je lui rapportai ce qui venait de se produire ; saisi d’une joie intense, il se mit à réciter à toute vitesse les décimales de pi, jusqu’à la millième – c’était sa manière à lui d’exprimer les émotions presque ineffables qui agitent le cœur humain. Lorsqu’il eut fini, nous nous congratulâmes ; ensuite, je me mis au travail. Thagorelès (il arborait un si large sourire que ses zygomatiques en restèrent pour toujours bloqués) m’apportait tout le nécessaire : nourriture, sodas, livres, exercices, mémoires, thèses, etc. Il s’écoulait, entre chacune de ses venues, une dizaine d’heures dans mon espace temporel, une dizaine de minutes dans le sien. La machine pouvait être réglée avec assez de précision ; si je l’avais voulu, j’aurais pu faire en sorte qu’une seule petite seconde du monde environnant fût pour moi l’égal d’un éon, mais la modération me retenait.’ » Il toussota alors un peu, puis reprit la parole. « Excusez-moi, Antoine », fit Brontin, « si mon récit se révèle trop long ; c’est que je m’en rappelle avec délectation…

— Allez-y, c’est fascinant, Monsieur, déclara le jeune homme en retour ; et je sentis dans son ton qu’il y avait d’autres raisons au fait qu’il supportait stoïquement tant d’égoïsme.

— Je vais tâcher d’aller plus vite à présent, Antoine. Bien. Je révisais ; je dormais dans cette pièce elle-même, pour perdre encore moins de temps ; et, alors qu’une vingtaine de jours avait passé dans mon monde, et qu’à l’extérieur le soleil ne faisait que poindre pour la deuxième fois depuis mon arrivée, je déclarai à Thagorelès que j’en avais fini. ‘Vraiment, me demanda-t-il, vous êtes sûr ?’ ‘Oui, lui dis-je, peut-être avec un peu trop d’aplomb’ – car qui en a jamais fini avec toute la science ? ‘J’ai même eu le temps de comprendre les causes de la Conjecture de Syracuse, et de résoudre le problème de la quadrature du cercle, si vous voulez savoir.’ Sur quoi il fut tellement admiratif, qu’il s’évanouit et qu’il mourut. Je fus à tel point peiné de son décès si brusque, que je faillis mettre fin à toutes mes ambitions ; puis, considérant que les accomplir, c’était lui rendre honneur, je redoublai d’ardeur. J’allai voir le lendemain Théodore Decyrène, et lui prouvai l’étendue de mon savoir d’une manière si probante, qu’il faillit y passer lui aussi. Me voilà donc en deuxième année, en tête de la classe, et, si vous me permettez, Antoine, de l’affirmer, en tête de tout. Rapidement, je dus m’intéresser au problème de la machine temporelle ; elle attira très vite en effet la curiosité taupine. Je déclarai alors aux autres professeurs et à mes congénères qu’il s’agissait bien d’un manipulateur de durée – il eût été imprudent de mentir sur ce point. J’omis cependant de leur préciser l’étendue de son pouvoir, et bloquai moi-même discrètement l’engin afin qu’il ne puisse fonctionner que sur une surface très réduite et à une intensité assez basse pour écarter toute suspicion. Et seul moi pouvais rétablir, lorsque je le désirais, la puissance maximale.

— Cela explique, l’interrompit alors Antoine, votre persistance à l’utiliser sur des souris, je suppose, et à nous faire croire que le décalage produit par le champ ne représente que quelques secondes ?

— Vous avez compris, Antoine.

— Mais dans ce cas, comment se fait-il…

— Comment se fait-il que la machine fonctionne à une échelle en réalité plus vaste ? » Il soupira. « Eh bien, elle vieillit, comme toutes les machines ; elle rouille, petit à petit ; elle se déglingue un peu. Le soir surtout, son champ d’action outrepasse mon blocage : il s’étend au lycée tout entier, si j’en crois vos tests, tout en n’ayant qu’une intensité relative, encore heureux ; mais, à ce que j’ai entendu dire, les personnes sensibles semblent souffrir de son influence, quoiqu’elles ne sachent aucunement la raison de leur malaise. » Et ils se mirent à rire.

Dès qu’il eut prononcé ces paroles et qu’ils eurent ri avec cruauté, Monsieur, j’écarquillai les yeux, je portai ma main à la bouche, et, si grande était ma consternation, que je faillis à nouveau me faire découvrir. Je comprenais enfin pourquoi le temps me semblait si long à l’internat ; pourquoi je croyais sans cesse avoir à subir plusieurs heures au lieu d’une ; pourquoi mon sommeil était sans cesse troublé : c’était à cause de cet apprenti-sorcier et de ses fluctuations temporelles contraires à la Nature. Oh, Monsieur ! J’aurais bien voulu surgir dans la pièce d’à côté, frapper à mort ce malade et détruire cet engin maléfique ! Ce fut en tous cas ma première pensée ; je considérai plus profitable la seconde qui me vint : c’était de tirer profit plus tard de ce que je venais d’apprendre, et de renverser la cause de mes tourments pour mon propre intérêt. Mais, pour l’instant, j’écoutai encore ces deux hommes maléfiques : « Antoine, puisque vous êtes à présent le seul confident de mon secret, je peux vous demander, comme mon maître me le fit, votre aide. Il s’agit de m’aider à redonner à cette machine sa première jeunesse. Je ne peux le faire seul ; vous êtes intelligent ; il se peut même qu’en cela vous me surpassiez. Me surpasser, que dis-je ! Si je suis brillant comme le Soleil, vous êtes – vous, mon cher – VY Canis Majoris[17] ; et que sont, par rapport à votre esprit hyperflamboyant, ces minables naines brunes[18] qui osent déclarer être vos camarades de classes et se prennent pour de vrais taupins, alors que ce sont que dis-je, même pas des astres nains, mais d’archiminuscules trucs inertes, ratatinés et bossus, qui boitent souffreteusement parmi leurs congénères carbonés, entre les glorieuses orbites de Mars et de Jupiter, en brandissant une lampe torche misérable pour faire croire que même si c’est physiquement impossible ils produisent leur propre énergie ! » Il reprit son souffle après cette tirade. « Assistez-moi donc, et je vous permettrai d’user du pouvoir de cet engin – comme bon vous semblera. Imaginez, Antoine ! Vous, dans quelques mois, major à l’X, major à l’ENS, major partout ! Ah, mon enfant ; vous pourriez enfin faire ce que je n’ai pu faire !

— Comment, Monsieur ? demanda l’autre, étonné. Mais je croyais que votre plan avait fonctionné…

— Par les racines carrées, non, malheureusement ! Il advint », répondit tristement Brontin, « que le soir précédant la première épreuve, alors que je descendais l’escalier après avoir passé, en cinq minutes, cinq jours à procéder à mes dernières révisions, je manquai une marche, peut-être par fatigue, ou bien par imprudence. Je me brisai assez d’os pour que l’on m’interdît tout déplacement. J’avais la rage au cœur, je mordais les infirmières, je criais à tout va que c’était salir la mémoire de Thagorelès, qui s’était sacrifié pour que je puisse participer à mes épreuves, que de me retenir dans ma chambre d’hôpital. A deux heures du matin, je réussis à m’extraire de l’influence des calmants. La quiétude régnait ; le couloir était désert ; je saisis l’occasion. Je parvins à me trainer hors de mon lit, et à atteindre, en me mordant la langue pour atténuer les petits cris de douleur qui me venaient, l’ascenseur de l’étage ; j’étais presque arrivé aux portes du rez-de-chaussée, lorsqu’un gardien de nuit me prit sur le fait, à reptationner sur le sol à l’image d’un serpent. Hélas ! Je passai la semaine d’examens au service de psychiatrie intensive. Je ne pouvais même pas pleurer sur ma condition, tant j’étais bardé de drogues : certaines, même, et c’est un comble, me faisaient rire, en mettant sens dessus dessous mon cerveau, qui y perdit durablement une part de sa génialité. Lorsque je sortis finalement de cet état odieux, j’avais passé la limite d’âge : ma vie était fichue. Je passai des années morbides à l’université, me faisant sanctionner lorsque je corrigeais les profs en plein cours en amphi ; puis je pus revenir enseigner ici, et profiter, au moins, à titre de consolation, de la puissance de cette machine. Mais le souvenir du sourire de Thagorelès, le souvenir de son sourire crispé pour l’éternité, hante chacune des mes nuits, peuple chacun de mes rêves ; comme je m’en veux ! » Il renifla tristement puis déclara : « Voilà, vous savez tout, Antoine. De grâce, acceptez mon offre ; soyez le biais par lequel je prendrais ma revanche sur cette nuit fatidique ; rendez au sourire de mon maître défunt sa signification.

— Pas de problème », répondit Antoine, qui n’en avait vraiment aucun pour s’exécuter – son ton excité montrait qu’il était parvenu à ses fins. « Vous rendez-vous compte, professeur, que grâce à cette machine, et à l’union de nos deux cerveaux, nous allons pouvoir enfin résoudre les mystères des formes de Calabi-Yau, prouver une fois pour toutes la validité des super cordes, creuser jusqu’au bout la théorie M, et révolutionner à jamais la connaissance des fonctionnements les plus intimes de l’Univers ?

— J’en salive déjà, répondit l’autre (et je devinai facilement qu’il ne le faisait pas qu’au sens figuré). Commençons donc ! »

Sur ce, ils se mirent au travail, en chantonnant des équations pour mieux se motiver ; et moi, je profitai des dissonances occasionnées pour quitter discrètement la salle de khôlle et rejoindre ma chambre.

De grâce, Monsieur, ne jugez pas que j’invente cela ; sachez que tous ceux qui me connaissent ricanent de mon manque flagrant d’imagination. Je vous prie en outre, instamment, de ne parler de cette machine qu’à des personnes sûres, à moins que vous ne vouliez qu’on vous arrache vos attributs de mâle, et votre langue de surcroît – car c’est là la menace, si j’en crois la légende. J’espère que vous serez d’accord avec moi, pour voir dans cet engin une création du Diable, qu’il faudrait tout de suite détruire, tout en exorcisant tant Antoine que son professeur, ces diablotins maudits. C’est, Monsieur, en usant du terrible pouvoir de cette machine que j’ai pu vous rédiger ce témoignage aussi long qu’un écrit de Fabius de Narbonne[19]. Un soir, m’étant assuré qu’elle était vide, j’entrai dans la salle, et, réglant l’appareil – qui venait d’être rénové par les deux compères – pour que deux secondes extérieures équivalussent pour moi à deux jours entiers, je me mis à écrire. Pourquoi, me dites-vous, m’intéresser encore à cet engin, vous faire part de son existence, s’il fut remis à neuf, et donc corrigé ? C’est que, Monsieur, Brontin et Antoine sont d’infâmes sadiques : au lieu de supprimer le défaut de la machine (celui là même qui faisait que le soir durait plus longtemps à l’internat), ils l’accentuèrent, pour pouvoir chaque soir s’abreuver du malheur qu’ils infligeaient aux gens tels que moi. J’essayai en vain de trifouiller l’appareil pour stopper ce calvaire, mais je n’avais pas les capacités requises, et n’y arrivai pas. Je ne pouvais non plus détruire l’installation, tant ils avaient mis de cœur à recouvrir sous une carapace de métal presque indestructible son mécanisme secret.

5 – Exorde

C’est pour cela, Monsieur, que je me tourne vers vous ; je vous supplie humblement de ressentir pour moi quelque pitié ; je vous prie, de toute mon âme, de bien vouloir vous pencher sur ce problème. Inventez je ne sais quel prétexte pour saisir cet engin diabolique ; mettez-le à la casse ; faites-le disparaître à tout jamais de la face de la Terre : vous me rendriez, à moi comme à plein d’autres, un service assez grand pour que nous vous en soyons à jamais redevables. Ce serait déjà une œuvre remarquable, Monsieur. Tant pis si vous ne pouvez amadouer l’esprit de la prépa ; si vous ne réussissez pas à faire cesser le culte de la compétition ; si vous ne pouvez faire triompher la justice en ce qui concerne le jeune homme et la jeune fille dont j’ai parlé plus haut, et qui furent deux victimes parmi d’autres de ce système impie. Mais, par Vara[20], je vous en conjure : stoppez cette machine, ou bien je me tuerai !


[1] La Religieuse de Diderot. Je souligne – ce qui change probablement le sens, n’est-ce pas ?

[2] [Note de JRS : Ou comment profiter des plages de calme durant un travail sur œuvre, pour parodier, honteusement, La religieuse de Diderot.]

[3] Pazuzu est un démon mésopotamien, fils du dieu infernal Hanbi. C’est lui qui possède Regan dans le film l’Exorciste.

[4] Paul Erdős (1913-1996), grand mathématicien hongrois à l’œuvre très considérable.

[5] Il faisait bien entendu référence au roman de Scarron ; peut-être employa-t-il cette expression afin de nous tester : il ne s’attendait certes pas à ce quelqu’un remarquât qu’il avait fait une « faute », mais repérait ceux qui avaient eu un tic, un petit sursaut, aussi infime soit-il, parce que c’étaient à ses yeux les signes qui distinguaient le bon et le mauvais hypokhâgneux.

[6] Harold Pinter (1930-2008) : écrivain et dramaturge britannique, il reçut le prix Nobel de littérature en 2005.

[7] A Rome, Angita était une déesse de la guérison, représentée sous la forme d’un serpent.

[8] Hygie est une divinité grecque, fille d’Asclépios et d’Epione, qui préside à la santé, à l’hygiène (qui tire d’elle son nom) et à la propreté.

[9] Décrire la scène.

[10] Equivalent masculin du succube, l’incube est un démon qui prend corps pour abuser les femmes endormies.

[11] C’est-à-dire un Facehugger (un serreur de visage). Se référer à Alien.

[12] Remarquez, Monsieur, l’étendue de leur malignité : ils étaient prêts à sacrifier la vingtaine d’autres résidants de l’étage, pour incapaciter un seul homme !

[13] Jedi noirs dans l’univers de Star Wars.

[14] Expérience de pensée imaginée par le célèbre physicien Erwin Schrödinger (1887-1961).

[15] Paradoxe humoristique créé par la rencontre des adages « Un chat retombe toujours sur ses pattes. » et « Une tartine beurrée tombe toujours du côté du beurre. »

[16] Scientifique, membre de l’expédition Atlantis, dans Stargate Atlantis.

[17] Étoile hypergéante rouge, plus grande étoile connue (son rayon fait 1800 à 2100 fois celui du Soleil) et l’une des plus brillantes.

[18] Les naines brunes forment une classe d’astres originale, de masse intermédiaire entre les planètes et les étoiles.

[19] Ce chevalier romain stoïcien était connu pour écrire des ouvrages interminables.

[20] Déesse protectrice de la khâgne.