La marginalité dans le Légendaire de Tolkien

La marginalité dans le Légendaire de Tolkien

19 avril 2011 0 Par Julien Maudoux

Une première approche ; j’ai fait ce petit essai dans le cadre d’un séminaire à l’Université Bordeaux Montaigne, dirigé par Florence Plet.

            La marginalité, le rapport à la norme, à un centre, et l’écart et le refus par rapport à ceux-ci, sont des thématiques profondément ancrées dans le Légendaire[1] de Tolkien, qui reviennent dans la plupart de ses œuvres, qu’elles soient ou non liées à l’histoire d’Arda, l’univers de la Terre du Milieu[2]. Dans celui-ci, leur prégnance est attestée dès le grand récit cosmogonique, l’Ainulindalë[3]. Melkor, le plus puissant des Ainur, esprits « angéliques » créés par Eru Iluvatar, se démarque du groupe par le fait qu’il erre dans le néant, à la recherche de la Flamme impérissable, l’attribut créateur d’Eru. Durant cette vaine quête[4], il développe une pensée propre, différente de celle de ses pairs, faisant preuve entre autres d’une impatience en ce qui concerne l’état du Néant, qui révèle sa volonté de créer par lui-même. Lorsqu’Iluvatar invite les Ainur à participer à une Grande Musique, Melkor entreprend d’ajouter ses idées particulières au thème divin, ce qui introduit une discorde et une disharmonie grandissantes, l’Ainu désirant en effet augmenter « le pouvoir et la gloire de la part qui lui était assignée[5] » tout en entretenant secrètement le vœu transgressif d’obtenir un pouvoir réservé au seul Créateur. La marginalité apparaît donc avant même la création d’Arda, à travers cette rupture fondamentale de la perfection, illustrée dans le domaine musical comme dans le domaine social par la fausse note, par le désaccord, causés par un être qui a outrepassé son rang et n’a pas respecté la norme reconnue par ses pairs. La dissonance grandit ; d’autres Ainur se joignent à Melkor ; deux camps s’affrontent aux pieds du trône divin, jusqu’à ce qu’Iluvatar, après avoir fait naître deux autres thèmes, fasse cesser la Musique. Le sort en est jeté : Arda, qui va naître de la Musique (après le stade intermédiaire de sa vision par les Ainur), ne sera pas une création parfaite, à cause de la coexistence orageuse des deux musiques et de la discorde occasionnée ; elle sera « marrie[6] », du fait de Melkor, qui, par son chant initial, et par ses actions concrètes, va y répandre, activement, le mal[7].

            Ce n’est pas, semble-t-il, un bon début pour la notion de marginalité dans la subcréation de Tolkien : l’acte augural de Melkor la porte du côté du péché et du vice, de l’orgueil et du mal ; son originalité, sa décision d’aller à contre-courant, à laquelle s’est ajouté l’orgueil, ont produit une guerre qui, de chantée, va rapidement devenir concrètement cosmique, et causer d’innombrables souffrances aux habitants d’Arda. Cette définition semble bien s’accorder à la conception commune du marginal, qui lorsqu’elle se réfère à une personne, désigne l’original, l’excentrique, mais celui aussi qui agit contre-nature, le hors-la-loi, le dangereux — déterminations qu’elle adopte aussi lorsqu’elle signale d’autres caractéristiques, par exemple géographiques. Le marginal se définit par rapport à une norme instituée, communément acceptée ; il diffère donc selon le référent choisi. Dès lors qu’Arda ne peut être parfaite, comme elle l’eût été sans la faute originelle de Melkor, elle va être marquée par la disjonction, la coexistence des contraires, de normes adverses, de centres et de périphéries plus ou moins attirants, de marges plus ou moins négatives, et ce dans tout le Légendaire tolkienien — pour reprendre les termes utilisés par Bronislaw Geremek, qui explique qu’au Moyen Âge

« le phénomène même de marginalité est étroitement lié à [la] notion d’espace[8], […] perçu d’une manière dichotomique : il y a le « dedans » et le « dehors », le « centre » et les « périphéries » ; seul, le premier élément de cette dichotomie (qui représente déjà un jugement de valeur) réunit en lui les caractéristiques positives[9]. »

            Le labeur des Valar visant à façonner le monde égalitairement et symétriquement, est à chaque fois mis à mal, voire ruiné, par Melkor et ses suivants, agents de discorde qui s’efforcent de former la terre à leur bon vouloir et à leur terrible fantaisie, contre la norme qui a l’aval d’Eru et que représente Manwë. L’épisode de la chute des deux Lampes en est symptomatique, et l’attaque de la première demeure des Valar (Almaren) par Melkor révélatrice. Une fois les Valar partis pour Aman, le monde se divise en deux centres opposés : Valinor, presque préservée du marrissement, et les contrées dominées par Melkor, dont la Terre du Milieu, vaste zone intermédiaire oscillant entre les camps, selon que Melkor y progresse ou que certains Valar s’y introduisent. Les territoires se caractérisent selon ces trois critères : soit qu’ils essaient, dans le cas des royaumes et enclaves elfiques, d’imiter Aman ; soit qu’ils penchent plus ou moins ostensiblement vers le mal, comme Angband, le Mordor, l’Isengard ; soit qu’ils consistent en pays intermédiaires, en des marches, soit indéterminées et inhabitées, soit soumises à une tension envers les deux autres centres[10] ; et ces questions géographiques se répercutent, sur les plans social et individuel, sur les personnages, dans une hésitation entre les trois positions.

            L’intérêt d’Aman consiste en son statut particulier, à l’échelle d’Arda : s’il s’agit d’un centre attractif, c’est d’abord un territoire en marge du réel, symbolisé par son écart par rapport à la Terre du Milieu, à l’occident durant les deux premiers âges. Aman dispose d’un rapport spécifique au temps, caractéristique des lieux « magiques » et elfiques dans l’œuvre[11]. Il se distingue du reste d’Arda dès l’installation des Valar, par une frontière monumentale, les monts Pelori, protection contre de possibles incursions de Melkor, forme de préservation mais aussi de claustration et de passivité[12] : la majorité des Valar ne s’intéressent plus directement qu’à ce qui se déroule en Terre du milieu. Cet aspect négatif est redoublé par la création des Îles Enchantées, auprès desquelles se perd tout navigateur non autorisé voulant atteindre le Royaume béni. Plus l’histoire progresse, plus Aman s’efface du Monde, avant de rejoindre, après la submersion de Númenor, une sorte de dimension spéciale, uniquement accessible aux Quendi et à quelques heureux élus, dont, entre autres, Frodon, à l’issue de sa quête. Marge du monde, Aman l’est d’autant plus que c’est un lieu lié tant à l’immortalité (divine, elfique) qu’à la mort (humaine), entouré par des interdits (pour les Noldor exilés, pour les hommes). A l’intérieur même d’Aman s’opère la distinction entre le territoire périphérique de l’île de Tol Eressëa, où seront admis à rester Frodon et Gimli (en vue de Valinor, mais sans permission d’y entrer) — et dont le nom en Quenya du port principal, Avallónë, indique clairement l’inspiration arthurienne – et Valinor. Ce pays est lui-même distingué en différentes contrées, liées à (un ou) des Valar précis, où l’on peut clairement définir un centre — la capitale, Valmar — et une marge, occupée par les résidences extrême-occidentales – littéralement à la bordure du monde — des déités de la mort (Mandos), du rêve, du chagrin et de la pitié (Nienna), dont la localisation fait sens. Depuis ses jardins, Lórien le Vala administre les songes, souvent prophétiques par rapport à l’action, des personnages : c’est de lui que proviennent la prophétie que rapporte Boromir au conseil d’Elrond et les prémonitions de Frodon au sujet de Gandalf, entre autres. Mais le rêve et la Faërie sont distingués (par opposition à Shakespeare[13]), et, dans le monde de la Terre du milieu lui-même, le rêve prophétique est une caractéristique particulière, réservée à certains personnages importants.

            Les Cavernes de l’attente de Mandos sont la destination normale des esprits des défunts. Les elfes y passent une certaine durée, avant d’être réincarnés ; les hommes y transitent, avant d’aller vers un destin inconnu. Mais on doit distinguer ici des exceptions : pour les Elfes, le cas particulier de Fëanor, qui est condamné à y rester jusqu’à la guerre conduisant à la fin du monde ; pour les Hommes, le cas de Beren qui, par permission spéciale, retourne vivre avec Lúthien (qui a ému Mandos sur le sort du couple) — ce retour en Terre du Milieu s’effectue cependant dans des conditions particulières, puisqu’il est interdit à Beren de retourner auprès des Mortels, et que les deux amants finiront par subir tous deux une « seconde mort » : il y a toujours une contrepartie. Troisième exception : le sort réservé aux esprits refusant de rejoindre la demeure de Mandos. Mandos peut en effet seulement les y appeler ; s’ils refusent de s’y rendre, ils demeurent, désincarnés, en Terre du Milieu. Cette condition, contre-nature pour les Enfants d’Iluvatar, fait de ces individus des spectres. Le Seigneur des Anneaux en présente trois grands exemples : d’abord, ceux que les hobbits rencontrent dans les Galgals ; ensuite, les Nazgûl, parce qu’ils sont asservis par leurs Anneaux respectifs qui les projettent dans le monde de l’Invisible censé être inaccessible aux hommes ; enfin, l’armée des Morts, réduite à cet état intermédiaire parce qu’elle a osé ne pas tenir un serment fait devant Eru.

            De la même manière que l’Eden, Valinor finit néanmoins par être souillé par le péché : Melkor, après y avoir passé de longs siècles en prison, utilise la confiance regagnée de ses pairs, et l’avidité de connaissances des Noldor, pour accomplir le mal, en y faisant couler le sang (il tue Finwë), en volant les Silmarils, en fomentant un complot contre les Valar dans le cœur des Eldar. De fait, les représentants du mal prennent souvent appui sur la marginalisation, réelle ou supposée, d’un individu et d’un peuple particulier, pour le dresser contre les autres (pensons aux Dunlendings, qui, rejetés par les Rohirrim, acceptent de se soumettre à Saruman qui leur promet une victoire contre leurs « ennemis ancestraux »). Le Serment de Fëanor, le massacre fratricide d’Alqualondë, entachent un royaume que l’on aurait cru perpétuellement immaculé, signe que même le centre du bien peut être le théâtre des pires crimes : marque tant de lucidité de la part de l’auteur, moins manichéen qu’on le prétend, qu’indice de sa conception de ce que doit être un vrai « conte de fées ». Valinor et Aman, qui sont pleinement identifiés au royaume de Faërie dans les Contes perdus, premier stade du légendaire, sont elles aussi marries ; la déviance y est possible, comme l’indiquent aussi, plus subtilement, la mort volontaire[14] de Míriel Serindë, et le remariage subséquent de Finwë avec Indis[15].

            Après le départ catastrophique de Valinor, les Noldor sont bel et bien tous des marginaux, ayant bravé la loi des Valar[16] (comme le leur rappelle Mandos, figure du Juge et de l’ordre) et étant devenus non seulement des exilés, mais aussi des bannis. Or, l’exilium est « une des notions les plus importantes en ce qui concerne la marginalité[17] » dans le cadre médiéval, en tant qu’il s’oppose au vœu de stabilité, de cohésion, de lien à la terre et à l’hérédité naturels dans une telle société – éléments qui caractérisent aussi la vie en Aman. Cette condition d’exilé-banni est difficilement tempérée par la cohésion du peuple lui-même, étant donné qu’il est divisé à cause de ruptures fondamentales (concernant le massacre fratricide) ; elle devient encore plus pesante une fois que les Elfes du Beleriand apprenant les méfaits des suivants de Fëanor, rejettent les Noldor, faisant subir à leurs cousins une nouvelle marginalisation, politique, sociale et linguistique[18]. De plus, les Exilés nostalgiques éprouvent une relation ambigüe avec un réel rugueux, qui les conduit au vœu, d’essayer, ce qui est difficile, de reconstruire Valinor hors d’Aman tout en appréciant la liberté acquise en Terre du Milieu. Signifiantes sont les ressemblances entre Gondolin et Tirion (ville des Noldor à Valinor), entre la Lothlórien et la Lórien (de Valinor). Les domaines eldarins ont pour caractéristiques une localisation secrète, la protection par des moyens naturels ou magiques (Doriath entouré par les enchantements de Melian), qui en font des lieux en marge du réel à l’égal d’Aman, lieux dans lesquels on ne peut pénétrer sans autorisation ou sans initiation, et où la règle est dure : un étranger qui est entré à Gondolin ne peut quitter le royaume secret – mesure de protection, qui rappelle cependant aussi l’interdit des Valar.

            Valinor est également un lieu d’attraction pour les Hommes. Après la défaite de Morgoth à laquelle ils ont contribué, installés par la grâce des Valar sur Númenor, une île située à mi-chemin entre Valinor et la Terre du Milieu, les Dunedain finissent par ne plus se contenter de la longue vie qui leur a été offerte en remerciement, et par désirer l’immortalité des Elfes, voire des dieux. L’influence de Sauron les conduit à la rupture : le roi envoie une immense armada sur les côtés d’Aman. La transgression spatiale est en même temps métaphysique, Ar-Pharazôn désirant obtenir pour lui-même et son peuple l’immortalité ; et théologique, puisqu’elle constitue un affront non seulement aux Valar, mais à Eru lui-même. Elle est condamnée par un cataclysme d’ampleur biblique. Les seuls rescapés sont précisément ceux que la société numénoréenne avait fini par réprouver et vouloir détruire : des marginaux, les Fidèles, les seuls qui avaient continué à employer les langues elfiques[19], à procéder au culte d’Eru (remplacé par celui de Morgoth par Sauron), et qui s’étaient méfiés de Sauron – en résumé, qui avaient accepté leur condition marginale par rapport aux Elfes, Maiar et Valar. Les Fidèles, rejetés sur les rivages de la Terre du Milieu, à l’instar des Noldor du Premier Âge, sont frappés par le sentiment de l’exil et le regret du centre ancien, devenu une marge inaccessible, une vue de l’esprit, à l’instar d’Aman – d’où la valorisation de l’Occident, chez les Eldar comme chez les Edain, pour lesquels il est cependant plus lié encore au rappel d’un péché et d’une Chute.

            La mortalité humaine se révèle éminemment problématique dans les cas d’union entre les deux peuples, comme le montrent les cas de Lúthien et d’Arwen, qui, en choisissant l’amour d’un homme et la mortalité, acceptent de suivre un destin différent de celui des autres Elfes, d’où la colère de Thingol et la tristesse d’Elrond. De ces relations, le légendaire ne propose que trois exemples réussis, les mariages de Tuor et Idril, de Luthien et Beren, d’Aragorn et d’Arwen[20], tandis qu’Aegnor et l’humaine Andreth, comme Túrin et Finduilas, ne peuvent pas réaliser leur amour, et que l’autre union d’un elfe et d’un homme évoquée, celle à l’origine de la lignée de Dol Amroth, s’achève avec la disparition de Mithrellas[21] ; d’autres ne peuvent pas réaliser leur amour. Le texte de l’Athrabeth Finrod ah Andreth[22] revient sur ces conceptions humaine et elfique de la mortalité et de l’immortalité, la confrontation des deux races, aux destinées et aux normes si différentes, étant un moyen pour Tolkien d’inclure dans ses récits une réflexion chrétienne sur la mort, placée au cœur de toute l’œuvre. Les rapports entre humains et elfes sont tendus et complexes à cause de leur différence ontologique essentielle, mais la marginalité que représente chacun des deux peuples pour l’autre est vaincue par les alliances, par les mariages et par des artefacts tels que l’anneau de Barahir, symbole de la rencontre entre elfes et hommes, mais aussi entre monde réel et « faërie »[23].

            Géographique, métaphysique, la question de la norme et de marginalité est bien entendu également présente dans une perspective sociale et individuelle chez tous les peuples de la Terre du Milieu. Les nombreuses subdivisions des Quendi[24] occasionnent une hiérarchie discriminante, que les actes et les préjugés vont renforcer, à l’instar, chez les hommes, des divisions établies par les Dunedain[25]. Il en va ainsi de l’opposition entre les Moriquendi et les Eldar, appréciable dans l’histoire d’Eöl, l’elfe noir, et de Maeglin, son fils. Eöl et ses sujets résident dans le silence et le secret à l’ombre des frondaisons de la forêt de Nan Elmoth, aux marges du royaume de Doriath. Thingol a concédé ce fief à son vassal, et a accepté sa mise en écart de la société de Menegroth, en échange de l’épée Anglachel. En soi, la marginalité d’Eöl n’est pas problématique, au contraire : ses liens d’amitié avec les Nains, remarquables, tranchent sur les rapports difficiles qu’ils entretiennent avec la plupart des Eldar. Mais cette vie à part, et le caractère particulier d’Eöl, sont modifiés par l’arrivée d’un élément étranger, Aredhel, sœur de Turgon, le roi de Gondolin, qui trouve refuge chez l’Elfe noir, qui, la désirant, l’épouse. Le mariage, quoiqu’en partie forcé, a un début relativement heureux, le couple trouvant un terrain d’entente malgré de fortes interdictions imposées par Eöl. Mais Aredhel regrette Gondolin et décide de s’enfuir, avec leur fils Maeglin, vers la cité, pour quitter cette vie qui leur semble anormale. Ce sont des considérations familiales et politiques, et le tempérament agressif d’Eöl, qui déterminent sa chute. Entré dans Gondolin à leur suite, il est exposé à une société dont les normes lui sont étrangères et adverses, étant donné qu’il hait les Noldor qui ont, dit-il, dépossédé son peuple du Beleriand. Par son vœu d’insoumission, le marginal marche vers sa perte, et, dans le cas d’Eöl, devenu une menace pour Gondolin (il menace le roi et tue Aredhel), vers sa mort.

            Maeglin, son fils, est le seul exemple d’enfant né de l’union d’un Elfe noir et d’un Noldo dans le Légendaire. Si cet héritier de cultures et tempéraments antithétiques s’intègre très facilement parmi les Gondolindrim, comme il l’avait toujours rêvé en écoutant les récits de sa mère, sa dualité foncière finit par atteindre son caractère, faisant de lui un être double : derrière une face avenante sommeillent une haine et une perversité, dues à son amour non partagé et interdit (marginal du point de vue des Eldar, mais peut-être pas de celui des Moriquendi dont il est originaire par son père) pour sa cousine Idril, que l’arrivée de Tuor, qu’elle épouse, vont réveiller et traduire en actes. Capturé par des orques, il révèle à Morgoth l’emplacement de la cité, en échange de la promesse que le seigneur des Ténèbres lui donnera Idril ainsi que le pouvoir sur la ville. Si la marginalité du personnage tourne au crime — Gondolin tombera par sa faute — c’est sous l’effet d’une destinée tragique, présagée par la clairvoyance elfique comme souvent dans les légendes de Tolkien : non seulement Curufin prédit qu’Eöl trouvera la mort en pourchassant sa femme et son fils, mais encore Eöl annonce à Maeglin, en le maudissant, qu’il subira le même sort que lui[26]. La marginalité n’est pas représentée comme la cause ultime du mal causé par Eöl et Maeglin, qui serait plutôt, comme l’indique la fin du chapitre XVI de la Quenta Silmarillion, la punition divine énoncée dans la Prophétie de Mandos, qui vient frapper les Noldor responsables du massacre de leurs frères à Valinor ; toutefois, elle agit comme un catalyseur qui précipite le drame, surtout lorsque le caractère du personnage le prédispose au mal.

            Une autre illustration de cette figure est celle des Petits-nains, ou Noegyth Nibin, peuplade de Nains du Premier Âge qui, exclus par leurs frères, ont peuplé le Beleriand, avant d’être décimés par des Sindar qui les chassent comme des animaux ou des orques, signe de marginalisation absolue[27]. Le vieux Mîm, de la même manière qu’Eöl, finit par sombrer dans le mal en livrant Túrin aux orques : son ressentiment s’explique à la fois par l’histoire difficile de son peuple, et la haine qu’il porte aux Elfes, responsables de sa disparition. Ni tout noir, ni tout blanc, le marginal apparaît à travers ces exemples comme le personnage « gris » par excellence ; il ne se tourne pas nécessairement vers le mal, mais peut y être conduit si ses penchants particuliers et son cadre (social, historique, géographique) rencontrent l’élément déclencheur (Aredhel pour Eöl, la mort d’un de ses fils et la venue de Beleg pour Mîm), souvent déterminé par le tragique, qui l’y précipitera. Dans cette optique, la position de Tolkien en ce qui concerne la figure du marginal apparait plus complexe qu’on pouvait le penser au départ, et l’accusation de manichéisme difficile à soutenir.

            La même légende de Túrin propose, à travers le Noldo Gwindor, un contrepoint intéressant au cas de Mîm. Après quatorze années de servitude à Angband, il parvient à s’échapper et à rejoindre Nargothrond en compagnie de Túrin. Mais il n’est plus que l’ombre de lui-même, la torture et le labeur l’ayant éreinté, à tel point qu’il est difficilement reconnaissable, que sa condition de marginal s’est physiquement inscrite sur lui. Malgré son rang princier et ses hauts faits, il est déconsidéré et socialement et sentimentalement au profit de son compagnon, Túrin gagnant progressivement les faveurs du peuple et du roi Orodreth, et l’amour de sa fille Finduilas, autrefois amoureuse de Gwindor. Les avis de l’elfe meurtri ne comptent plus au conseil, au cours duquel il s’oppose à un Túrin qui, poursuivi par la malédiction, suit le chemin d’un orgueil dont Gwindor, tel Cassandre, prédit sans être écouté qu’il causera la ruine du pays. Le personnage a accru sa sagesse durant son enfermement, mais, parce qu’il ne correspond plus au canon d’une société qui réprouve les revenants d’Angband et admet difficilement les « estropiés », il n’est pas écouté, d’autant plus que ses conseils vont à l’encontre de la doxa ambiante (dans le cas de Nargothrond, une forme d’orgueil militaire « national » qui perd de vue la réalité, à savoir le danger représenté par une guerre ouverte contre Morgoth).

            Gandalf, dans le Seigneur des Anneaux, fait similairement preuve de raisonnements marginaux, le plus immédiatement perceptible étant celui de détruire l’Anneau Unique, et de confier cette tâche à des hobbits, alors que la plupart des personnes au courant de son existence, Boromir et Denethor en particulier, préféreraient l’utiliser, et le donner à des hommes plutôt qu’à un peuple considéré par ignorance et préjugé comme marginal et incapable. Exhortant à guerroyer alors que le désespoir domine, décidant d’envoyer les dernières forces du Gondor à l’assaut de la Porte noire dans une attaque potentiellement suicidaire, le voyageur gris raisonne souvent en dehors de la doxa, ce qui lui vaut des altercations avec d’autres décideurs, tels que Denethor. Gandalf, que Grima et Théoden (dans un premier temps) définissent comme un porteur de mauvaises nouvelles et un fou, fait en réalité preuve d’un réalisme et d’une sagesse qu’il n’a pu acquérir qu’en acceptant son statut de marginal, voire en l’accroissant et en le sublimant. Membre des Istari, Maiar envoyés en Terre du Milieu par les Valar pour contrer leur pair Sauron, Gandalf est le seul d’entre eux[28] qui va réussir sa mission. Il se distingue de ses semblables, Saruman et Radagast, par son choix de ne pas se fixer définitivement : toujours en voyage, toujours en quête, Gandalf parcourt toute la Terre du Milieu en s’offrant de rares répits, qu’il passe souvent, à la fin du Troisième Âge, dans la fréquentation du petit peuple des hobbits. Son activité de voyageur a un rôle essentiel dans l’action : c’est dans une auberge, en transit, qu’il rencontre Thorin, acte d’apparence banale qui va déterminer tout l’engrenage conduisant à la chute de Sauron. Sa connaissance directe du terrain, des dirigeants, des peuples, facilite la progression de la Communauté et influe positivement sur le déroulement de la Guerre de l’Anneau. Tandis que Saruman s’enorgueillit, profite et abuse de sa position de chef, notamment en choisissant la sédentarité dans le cadre prestigieux d’Orthanc, les traversées du désert de Gandalf, et son inlassable activité, lui permettent de rester à l’écart des tentations tout en prenant en pitié le sort de tous les habitants et de tous les territoires de la Terre du Milieu, ce qui lui permet de ne pas subir l’attraction d’un centre particulier (contrairement à Saruman, de plus en plus attiré vers celui de Barad-dûr). Il assume sa marginalité à travers sa « double formation », aussi due au fait que durant son séjour à Valinor, Gandalf (connu sous le nom d’Olórin) a reçu l’enseignement de Nienna, qui, résidant près de la bordure du monde, lui a professé la pitié et la compassion. A travers ses voyages, Gandalf reproduit l’éloignement, la mise à l’écart de la Valië, afin de résister à la tentation du pouvoir à laquelle a succombé Saruman ; toutefois, ce non-attachement n’est que partiel, dans la mesure où il ne l’entraîne certainement pas dans l’inertie, dont son pair Radagast est un bon : en se détournant presque entièrement de la tâche qui lui était confiée, en abandonnant un rôle actif dans la lutte contre Sauron, par goût de la nature et des animaux, il a échoué au même titre que Saruman. Lorsqu’il intervient, c’est seulement pour piéger sans le savoir Gandalf, ayant été manipulé par Saruman qui a trahi leur cause ; son rôle n’est ensuite que très périphérique. Fait notable, il s’est lui aussi établi. Contrairement à Saruman, qui, par excès de zèle dans sa tâche au départ, puis par fascination et attrait pour les inventions de Sauron, a chuté, Radagast doit son échec à son retrait dans la passivité et la simple contemplation, qui étaient sans doute de louables qualités en Valinor, mais qui, dans une Terre du Milieu sur le point d’être intégralement reconquise par le mal, sont des défauts révélant un manque de courage et de volonté. La marginalité volontaire de Gandalf, gage de sagesse[29] (que reconnait Círdan dès son arrivée en Terre du milieu, d’autant plus vite qu’il s’est lui-même assagi en se mettant à l’écart[30]), lui permet de réussir sa tâche. Le voyageur gris est récompensé de ses sacrifices et de son abnégation, en retournant à la vie sous les traits de Gandalf le Blanc, dans un renversement qui conduit Saruman à une marginalité aussi péjorative que celle de Gandalf était valorisée et gage de réussite. Inversion ironique des rôles, lorsque Gandalf tout de blanc revêtu rencontre sur le chemin un Saruman en haillons gris, bientôt réduit à devenir le chef d’une bande de hors-la-loi de bas étage[31]. Exclu de son Ordre, assassiné par son propre serviteur et esclave, Saruman subit le même sort que Sauron : son retour à l’Ouest refusé, il erre, désincarné et réduit presque à néant, sans pouvoir sur le monde, en marge, comme un mauvais souvenir[32] — tandis que Gandalf rejoint Valinor. Quant à Radagast, il est oublié.

            La mise à l’écart du groupe social, le fait de subir des épreuves sans commune mesure avec les tâches des autres personnages, la traversée de territoires répondant à d’autres lois et différenciés par rapport au reste du réel, tel est le lot des héros dans le légendaire tolkienien comme dans les autres récits merveilleux, qui ont tous un rapport plus ou moins fort à la marginalité. Pour Túrin, c’est celle du héros tragique, poursuivi par la malédiction de Morgoth, celle d’un homme qui, après avoir commis un crime en Doriath, rejoint une bande de hors-la-loi et passe donc effectivement une partie de sa vie marginalement, volontairement, puisqu’il refuse l’offre de Thingol, qui lui a pardonné, de retourner en Doriath. Son cousin Tuor, avant d’intégrer la brillante société de Gondolin, vit lui aussi une période solitaire et marginale, initiatrice en ce qu’elle le conduit cependant à la rencontre du Vala Ulmo. Aragorn, lui aussi, doit passer par la marginalité, en devenant Grand-Pas, en adoptant un statut inférieur et déconsidéré (comme en témoignent les propos des habitants de Bree[33]), en œuvrant (selon les mêmes modalités que Gandalf) dans le secret (sous une identité d’emprunt lorsqu’il fait son service à Minas Tirith) et la solitude, en passant symboliquement par la Mort (durant sa traversée du chemin des Morts), avant d’accéder à la royauté et d’épouser Arwen, comme le résume le poème annonciateur « All that is gold does not glitter »[34].

            Cet aspect formateur du décentrement, du voyage, de la mise à l’écart, caractérise l’expérience de chacun des hobbits de la Communauté de l’Anneau, conduits à reconsidérer leur propre conception de la normalité et de la marginalité en découvrant l’altérité essentielle, et la grande différence par rapport à la Comté, des lieux, des peuples et des individus, expérience effectuée dans le sens inverse par les Elfes, les Gondoriens et les chevaliers de Rohan qui reconsidèrent la valeur et l’importance des semi-hommes, au point de comparer Frodon et Sam aux grands héros humains du Premier âge. Dans la Comté, le point d’origine, société campagnarde vivant dans une semi-autarcie par rapport au reste de la Terre du Milieu, le texte note l’« originalité » de Bilbo et Frodon par rapport à une norme assez restrictive dont l’on s’écarte assez rapidement[35], pour laquelle les habitants du Pays de Bouc sont déjà des marginaux et ceux de Bree de parfaits étrangers[36]. La marginalité y est considérée d’un œil craintif, douteux — d’où la réputation ambigüe de Gandalf et les légendes qui circulent à propos des Sacquet, qui sont en relation avec l’étranger — hommes, elfes et nains. En quittant la Comté, toutefois, en allant au-delà des marges de ses cartes, en ayant traversé cette marche aventureuse qu’est la Vieille forêt, les hobbits de la Communauté découvrent que leur propre territoire est lui-même marginal : dans un monde en ruines, dont Sauron domine le Sud et l’Est, ce sont les Peuples libres, et l’idée de bien, qui sont marginalisés. Le voyage leur fait découvrir des terres en grande partie délaissées, ruinées ou inhabitées, au sein desquelles se détachent quelques cités, forteresses et lieux marginaux par rapport à cette norme : les enclaves elfiques, plus ou moins détachées du monde, les cités humaines, où s’organise une résistance contre Sauron et Saruman, et le Mordor, symbole d’un mal géographique qui veut s’ériger (et risque d’y parvenir) en norme universelle aliénante.

            Concernant les localités elfiques, grâce à l’utilisation des Anneaux peut enfin se réaliser le vieux rêve de régner en Terre du milieu, tout en obtenant certains avantages assimilés à Valinor : Elrond et Galadriel font de leurs domaines des lieux préservés, temporellement à part, et où la nature est préservée, sans commune mesure avec les autres territoires. Le pays de Tom Bombadil, à un degré supplémentaire, semble être en marge du texte lui-même, à l’image du personnage qui le domine, étant donné leurs particularités. Tom dispose sur son domaine d’un pouvoir absolu, dans une relation symbiotique sans équivalent dans le Légendaire ; en outre, Tom n’est absolument pas touché par le pouvoir de l’Anneau, et a une relation particulière avec le monde de l’Invisible. Ce personnage de nature inconnue[37], qu’on ne parvient pas à classer dans les catégories normales du Légendaire[38], et qui apparaît donc comme quasiment extratextuel (les deux épisodes où il sauve les hobbits sont des exemples de deus ex machina, apparemment assumés comme tels par l’auteur), joue un rôle d’incarnation de l’esprit naturel, d’un rapport parfait avec l’environnement. Placés volontairement en marge du reste d’Arda, ces lieux permettent la guérison, la réflexion et le recueillement, mais sont voués à disparaître et à s’effacer tout comme les Elfes : telle est la contrepartie de la chute de Sauron, et l’inscription dans l’œuvre de l’idée que si le « conte de fées » peut permettre l’évasion, elle ne doit être que temporaire et suivie d’un retour au réel ; qu’il offre surtout une « consolation », ainsi qu’un positionnement privilégié permettant au héros et parfois aussi au lecteur de remettre en question ses conceptions, ce qui advient dans les trois types d’espace évoqués plus haut, et même au cœur du Mordor.

            En effet, les orques de Sauron se rebellent plus ou moins inconsciemment contre sa volonté normalisatrice, ce qui n’est pas sans servir les héros (que ce soient les dissensions entre les différentes troupes qui ont pris, dans les Deux tours, Pippin et Merry comme prisonniers, ou la querelle qui tourne, dans le Retour du Roi, à l’autodestruction du bataillon de Cirith Ungol contre celui de Minas Morgul), ne serait-ce que par leur refus (plus, sans doute, que leur incapacité) d’utiliser le Noir parler, langue artificielle forgée par Sauron qui est comme l’équivalent du Newspeak orwellien en Terre du Milieu[39]. Par leur utilisation d’une langue commune, certes corrompue, ils conservent le peu d’identité propre et de libre-arbitre qu’ils peuvent, comme une sorte de rémanence de leur très lointaine condition d’êtres libres. On découvre également, dans le Seigneur des Anneaux, que les orques disposent, au-delà de leurs querelles de clans, de leurs système social et hiérarchie propres — par exemple, les orques des Hithaeglir et de la Moria (ceux qui étaient considérés dans Bilbo le hobbit comme des « gobelins ») sont rabaissés par rapport aux Uruk-hai de Saruman et aux troupes orques d’élite de Sauron. On constate non sans surprise que les centres d’attraction et de promotion (militaire, si ce n’est « sociale ») — Lugburz (Barad-dûr), Minas Morgul — sont en même temps exécrés (à cause des Nazgûl et de Sauron) et générateurs de crainte[40] ; les orques expriment plutôt le désir d’être « à leur propre compte » et d’échapper à la surveillance du « numéro Un » : « Ah ! said Shagrat. ‘Like old times.’ » « Ah ! s’écria Shagrat. Comme au bon vieux temps ». Bref, ils ont quelque espoir de parvenir à se marginaliser : « no big bosses », pas de supérieurs à qui obéir. L’un d’eux évoque même la possibilité d’une chute de Sauron si les Peuples libres gagnaient[41], avant qu’on lui rétorque que cela ne changerait rien pour les orques, qui finiraient toujours par être tués par l’adversaire. Aussi utopique soit-elle, cette idée d’une échappatoire révèle que les troupes de l’Ennemi lui-même ne peuvent pas complètement supporter l’asservissement et l’uniformisation destructeurs que leur maître promeut.

            C’est d’autant plus vrai chez les autres peuples sous la domination de Sauron, qui paient leur tribut en soldats : persuadés par ses émissaires que les Gondoriens sont d’une cruauté sans égale et veulent les exterminer, ils sont surpris de constater, après les batailles des champs du Pelennor et de la Porte noire, qu’on leur laisse la vie sauve et que, prisonniers, ils sont traités avec respect. Sam fait, dans le sens inverse, la même expérience de la découverte, ou redécouverte, du fait que l’ennemi est aussi un être humain, lorsqu’il assiste au combat de la compagnie de Faramir contre les Suderons[42]. Individualisée par Sam, ne serait-ce que le temps d’un éclair, dans la figure de cet homme qui tombe, la notion d’« ennemi » prend une autre signification ; le personnage, soudainement conscient de l’altérité de ce guerrier anonyme, songe à son histoire, la rapproche de son propre vécu, regrette que les mensonges de Sauron l’aient conduit à une telle fin. La relation entre Frodon et Sméagol, où entre en jeu la notion, essentielle, de pitié, reproduit ce schéma de la reconnaissance de l’humanité dans ce marginal extrême, dans ce monstre intermittent, qu’est Gollum[43], sans cesse tourmenté par la double-contrainte du désir et de la haine de l’Anneau, à moitié sauvé par le fait que Frodon a vu en lui sourdre la possibilité d’un « retour » de Sméagol, tout autant qu’il terrifie Frodon parce qu’il constitue en quelque sorte le « double sombre » du protagoniste[44]. Car cette lucidité éprouvée envers la marginalité des autres, reconnus à leur juste valeur, fonctionne aussi envers soi, par exemple dans le cas particulier de Frodon. Porteur de l’Anneau, responsable d’une tâche presque impossible à réaliser, il subit une véritable Passion, qui s’accroit plus il se rapproche de la Montagne du destin, et qu’il ne peut partager avec quiconque. Une fois Sauron vaincu, Frodon reste cependant marqué dans sa chair et dans son esprit par les blessures et le fardeau moral qu’ont causé sa mission et son échec final. Il se sent marginal dans son propre pays, la Comté, dans lequel il ne peut plus vivre comme auparavant ; c’est seulement en rejoignant Aman qu’il peut espérer une guérison. Dans la nouvelle ère abandonnée par la « magie » qui succède au Troisième Âge, les Elfes n’ont plus leur place, et ont une parfaite conscience de cette « marginalité temporelle » : le temps des hommes est venu, avec la réunification du royaume, par un Aragorn qui laisse en même temps leur indépendance aux peuples (Rohirrim et Hobbits) et dont la sagesse royale se concrétise dans des formes de marginalisation adoucies (comme l’illustre la « punition » de Beregond[45]).

            Cette marginalité, Bilbo la ressent également, mais moindre, lorsqu’il décide, au début de l’œuvre, de partir pour une dernière aventure, qui le conduit en réalité à Imladris, où il choisit d’exercer sa différence dans l’écriture, devenant en quelque sorte une image de Tolkien lui-même[46], à l’instar de Frodon, qui ajoute sa propre histoire au Livre rouge (et Sam, dans une moindre mesure). L’écriture permet de recomposer, de rendre présent, le monde de Faërie, accessible à travers la lecture, et qui s’étend, grâce à l’imagination, dans cet au-delà que constituent les marges du texte.

            Ce bref panorama permet d’entrevoir que Tolkien ne concevait pas la marginalité d’une manière monolithique. Le goût des anciennes sagas nordiques se révèle à travers la valorisation du héros « solitaire, indépendant et singulier » ; la figure médiévale du chevalier errant est également réutilisée ; mais, comme l’a montré Marjorie Burns[47], l’imaginaire de Tolkien est également marqué par la nécessité d’un sens de la communauté que représente la figure du meneur d’hommes. Le légendaire propose divers exemples de jonction entre les deux aspects, qui modifient la valeur morale communément attribuée à la marginalité[48], en même temps qu’il présente des personnages et des lieux à la marginalité problématique, voire antagoniste, souvent dans un contexte tragique, mais qui inclue aussi des caractéristiques sociales, dans une dynamique subtile qui remet en cause le postulat simpliste du manichéisme, et présente l’idée que la marginalité peut être à la fois « le mal et le remède » d’une société[49]. La question de la marginalité, de la normalité et de leur mise en tension irrigue toutes les parties du légendaire, de la vision du monde et de la théologie qu’il propose, aux considérations linguistiques. A la dissonance fondatrice de Melkor, Eru répond[50] en créant ses Enfants, les elfes et les hommes, dotés d’un libre-arbitre qui va leur permettre de se positionner par rapport au mal – qui peut être, souvent, moins la marginalité que le conformisme, comme s’en rendent compte les personnages du Seigneur des Anneaux. Enfin, elle se rapporte à la situation de l’auteur et du lecteur, au rapport à entretenir avec le texte de fantasy et la « faërie » dont il propose l’accès, en marge d’un réel dans lequel il convient néanmoins de redescendre, et que le voyage temporaire dans le merveilleux permet, peut-être, de mieux comprendre.

Ouvrages cités et références

Travaux anglophones cités

Burns, Marjorie. « Skin-Changing in More than One Sense : the Complexity of Beorn. » In J.R.R Tolkien, by Harold Bloom, 180. Infobase Publishing, 2008.

Croft, Janet Brennan. Tolkien and Shakespeare: essays on shared themes and language. McFarland, 2007.

Flieger, Verlyn. « Frodo and Aragorn : The Concept of the Hero. » In Understanding the Lord of the Rings: The Best of Tolkien Criticism, by Rose A Zimbardo and Neil D Isaacs, 122-145. Houghton Mifflin Harcourt, 2005.

—. Interrupted music: the making of Tolkien’s mythology. Kent State University Press, 2005.

Tolkien, John Ronald Reuel, and Christopher Tolkien. The Morgoth’s Ring. London: Harper Collins, 2002.

—. The Silmarillion. 2e édition. London: HarperCollins Publishers Limited, 2008.

Travaux francophones cités

Aïn, Joyce. Errances: entre dérivés et ancrages. Érès, 1996.

Caiozzo, Anna, et Anne-Emmanuelle Demartini. Monstre et imaginaire social: approches historiques. Creaphis editions, 2008.

Geremek, Bronsilaw. «Le marginal.» Dans L’homme médiéval, de Jacques Le Goff, 381-416. Points Seuil, 1989.

Kane, Momar Désiré. Marginalité et errance dans la littérature et le cinéma africains francophones: les carrefours mobiles. Editions L’Harmattan, 2004.

Leguay, Jean-Pierre. Vivre en ville au Moyen Âge. Les classiques Gisserot de l’histoire, 2006.

Petonnet, Colette. On est tous dans le brouillard. Paris: Galilée, 1979.

Sainton, Jérôme. «Du « marring » au « marrissement ».» Tolkiendil. Août 2011. http://www.tolkiendil.com/essais/religion/du_marring_au_marrissement (accès le 2011).


[1] Le terme légendaire (ou legendarium) a été utilisé à plusieurs reprises par Tolkien pour désigner ses écrits sur son monde imaginaire, Arda (parfois plus spécifiquement pour désigner le contenu jamais définitivement fixé du « Silmarillion »).

[2] On peut donner pour exemple Feuille, de Niggle, une nouvelle abordant la question de la marginalité de l’artiste, thématique présente dans le Légendaire à travers les figures des grands artisans (Fëanor, Celebrimbor), musiciens (Dairon) et auteurs fictionnels.

[3] Nous avons par habitude et préférence travaillé sur l’œuvre originale (consulter les références en annexe), tout en utilisant par commodité les noms traduits (à l’exception de Saruman).

[4] La Flamme impérissable est en effet indissociable d’Eru lui-même (« for it is with Iluvatar »).

[5]It came into the heart of Melkor to interweave matters of his own imagining that were not in accord with the theme of Ilúvatar, for he sought therein to increase the power and glory of the part assigned to himself.”, “Ainulindalë”, The Silmarillion, p.4.

[6] Ce terme, utilisé par Tolkien, est très important pour comprendre la cosmogonie du monde imaginaire de Tolkien. Lire à ce sujet l’article de Jérôme Saiton sur le site de l’association Tolkiendil, « Du « marring » au « marrissement » », http://www.tolkiendil.com/essais/religion/du_marring_au_marrissement.

[7] Le « marrissement » d’Arda est causé par la dilution, dans sa matière même, d’une grande part de l’être et de la puissance de Melkor, comme Tolkien l’explique dans Morgoth’s Ring.

[8] De même que la notion d’errance, telle que définie dans Joyce Aïn, Errances: entre dérivés et ancrages, Érès, 1996.

[9] Bronsilaw Geremek, « Le marginal », dans Jacques Le Goff (dir.), L’homme médiéval, Points Seuil, 1989, p.388.

[10] Ce statut intermédiaire de la Terre du Milieu est caractérisé, avant le Premier Âge, par son atmosphère crépusculaire (« twilight »), à mi-chemin entre la lumière lointaine des deux Arbres et les ténèbres de Melkor. On pense aussi, au troisième Âge, au Rohan, « la Marche », qui hésite d’autant plus entre bien et mal que son roi, Théoden, manipulé et affaibli par Gríma, vit dans un état plus ou moins léthargique, état de santé marginal qui se influe sur celui de son royaume.

[11] Question développée par Tolkien dans « Myths transformed » XI, Morgoth’s Ring, p.424-431.

[12] « Quenta Silmarillion », The Silmarillion, p.30.

[13] Voir Janet Brennan Croft, Tolkien and Shakespeare: essays on shared themes and language, McFarland, 2007, p.38. La position de Tolkien sur ces deux notions a évolué au fil du temps ; leur distinction était beaucoup plus faible dans les Contes perdus. Volonté de différencier son imaginaire et de marginaliser celui de l’époque shakespearienne (par rapport à son recyclage des êtres et des postures de la Faërie), qu’il a souvent critiqué.

[14] Mort qui choque toute la société de Valinor.

[15] Rétrospectivement considéré comme une des causes des malheurs des Noldor, ce remariage, constitue bien un cas marginal dans les mœurs (lire « Laws and customs among the Eldar », Morgoth’s Ring, Londres, 2002.

[16] Par quoi les Exilés subissent une « excommunication » : leur rapport au religieux, figuré par les prières et les chants à Elbereth (ou Varda, intermédiaire envers Eru), se caractérise par une forme douloureuse de pénitence nostalgique, comme l’exemplifie la déclamation de Galadriel dans le Seigneur des Anneaux, « Ai! Laurië lantar lassi súrinen… »

[17] Bronsilaw Geremek, « Le marginal », dans Jacques Le Goff (dir.), L’homme médiéval, Points Seuil, 1989, p.382.

[18] Le rejet du roi Thingol d’une grande part des Noldor entraîne l’éviction du Quenya (qui reste langue de culture) au profit du Sindarin, chez les Noldor eux-mêmes.

[19] La marginalisation, puis l’interdiction de l’elfique, dans la société númenoréenne  décadente, est un autre exemple du sentiment sociolinguistique de l’auteur contre la disparition, parfois politiquement assistée, des langues minoritaires (rappelons le goût de Tolkien pour, entre autres, le gallois).

[20] Dans le Seigneur des Anneaux – voir appendice A, V.

[21] C’est l’une des deux versions de la légende, reproduite dans les Contes et légendes inachevées par Christopher Tolkien.

[22] Quatrième partie de Morgoth’s Ring.

[23] Sébastien Mallet, « L’Anneau de Barahir », La Compagnie de la Comté, décembre 2000, http:// www.jrrvf.com/compagnie/articles/anneau_barahir.html, consulté le 02/04/11.

[24] Voir le schéma explication en annexe du Silmarillion, p.371 pour notre édition.

[25] Les Númenorens se distinguent en effet des autres peuples, jugés inférieurs (« hommes moindres »). Cette question du racisme à l’intérieur du Légendaire (à distinguer de celle, externe, d’un « racisme » supposé de Tolkien) est liée à des problèmes moraux (bassesse des humains tombés dans le service de Morgoth et Sauron), mais aussi, à des préjugés héréditaires que le Seigneur des Anneaux va contribuer à balayer.

[26] Maeglin sera lui aussi jeté du haut des remparts, durant le siège de la ville.

[27] Cette figure des Petits nains est assimilable à la perception médiévale du nain comme créature redoutée, marginale, liée à la magie, que l’on retrouve par exemple dans le nain qui conduit la charrette dans Lancelot ou le Chevalier de la charrette.

[28] Les textes des Contes et légendes inachevés ne permettant pas d’établir clairement le sort des Deux « Mages bleus », tour à tour considérés comme des architectes, en arrière-plan, de la défaite de Sauron, et comme des aides de celui-ci.

[29] Et de « sainteté » : la spécificité de Gandalf tient de sa double inspiration, tenant à la fois de Merlin et du pèlerin des Ordres mendiants.

[30] L’épreuve de Círdan constitue à accepter la volonté des Valar, qui lui ont demandé de rester en Terre du milieu de longs âges durant, malgré son désir de rejoindre Valinor, pour qu’il y accomplisse des faits importants et conseille les puissants. Sa sagesse est liée à cet évènement fondateur.

[31] Le mendiant, le « sans feu ni lieu » est au Moyen Âge un « inutile au monde » symbole de déchéance, (Leguay 2006).

[32] Tel est le sort de chaque grande incarnation du Mal dans le Légendaire : Melkor subit des marginalisations successives, d’abord en se dépossédant volontairement de sa force originelle en la diluant dans Arda, et en devenant « le Morgoth », un être beaucoup plus faible, puis en étant rejeté au-delà des Portes du monde. Sauron lui aussi perd une part de sa puissance et de ses prérogatives de Maia à chaque défaite, par exemple, il ne peut plus reprendre une belle apparence après la chute de Númenor.

[33] On peut songer ici à la perception, plus ou moins négative selon les périodes, des soldats « démobilisés », « parfois traités […] comme des vagabonds » (Geremek 1989), p.387.

[34] SDA, II, 2.

[35] Si ces considérations sont posées sur le ton humoristique, elles annoncent les thèmes plus sérieux du regard porté par les hommes sur l’étranger et sur les autres hommes, par exemple la « hiérarchie » des peuples humains établie par les Gondoriens et leur rapport aux « barbares » de la Terre du milieu.

[36] “[…] Most of the folk of the old Shire regarded the Bucklanders as peculiar, half foreigners as it were. Though, as a matter of fact, they were not very different from the other hobbits of the Four Farthings […]”, The Lord of the Rings, p.96-97. « Dans la vieille Comté, la plupart considéraient ceux du pays de Bouc comme des gens bizarres, comme des demi-étrangers, pour ainsi dire, alors qu’en fait, ils n’étaient pas très différents des autres hobbits des quatre Quartiers » (nous traduisons).

[37] Elrond le présente comme une « étrange créature » (« He is a strange creature », The Lord of the Rings, p.258). De nombreux essais ont été rédigés pour établir sa nature dans le cadre du Légendaire, sans établir de consensus. Lire par exemple Meneldil, « Tom Bombadil appartient-il au monde de Tolkien ? », http://www.tolkiendil.com/essais/tom_bombadil/appartenance#de_la_nature_de_tom_bombadil, Tolkiendil mai 2006, consulté le 2 avril 2011.

[38] Nous entendons par là les différentes espèces et peuples, par exemple les Ainur, Valar, Maiar, elfes, etc.

[39] Le Noir parler est, de fait, au Tiers Âge, utilisé seulement par les créatures les plus proches de, et les plus soumises à, la volonté de Sauron : les Nazgûl et les Olog-hai, espèce de trolls supérieure qui disposait sans doute de cette capacité du fait d’un lien particulièrement fort avec leur maître.

[40] Voir dans le Seigneur des Anneaux le chapitre 10 du livre IV et les chapitres 1 et 2 du livre VI, les discours de Shagrat, Gorbag et des deux orques épiés par Frodon et Sam sur la route.

[41] Tolkien ne voulait pas présenter les orques eux-mêmes comme étant dans l’absolu l’« ennemi héréditaire », de la même manière qu’il a critiqué, dans sa correspondance, les propagandistes qui, durant les guerres mondiales, considéraient de cette façon l’allemand lambda.

[42] SDA, IV, 4.

[43] Le cas de Gollum synthétise et augmente tous les caractères marginaux relevés jusqu’à présent (physique – caractéristique primaire du monstre (Caiozzo et Demartini 2008) p.29, social et criminel – il est rejeté par sa communauté, linguistique, à travers son idiolecte révélateur d’une psyché torturée, temporel et existentiel, étant donné que son existence et sa longévité sont anormales, à cause de l’Anneau). Comme Eöl, il est un exemple de personnage naturellement plus ou moins schizoïde, dont la marginalité et la déviance sont largement amplifiées par une circonstance exceptionnelle (dans son cas, l’impossibilité de résister au pouvoir de l’Anneau de Sauron).

[44] (Flieger, Frodo and Aragorn : The Concept of the Hero 2005), p.142.

[45] SDA, VI, 5.

[46] Pour une analyse de l’importance de la mise en abyme de l’écriture, lire le chapitre 4 de (Flieger, Interrupted music: the making of Tolkien’s mythology 2005).

[47] (Burns 2008), p.129-130.

[48] Ce renversement est caractéristique dans les contes, légendes et mythologies, d’une manière quasi universelle ; il est tout autant présent dans le fonctionnement d’une tragédie grecque que dans les contes africains, et peut s’exprimer sur différents modes (tragique, comique, carnavalesque, etc.), (Kane 2004).

[49] Selon les termes de Colette Pétonnet, qui peuvent s’appliquer à d’autres formes de sociétés que la nôtre (Petonnet 1979), p.35.

[50] Il s’agit spécifiquement d’une réponse, dans la mesure où cette création n’était pas prévue dans la première partie de la Musique.