Son excellence le buzz

27 septembre 2010 0 Par Julien Maudoux
Dragon - coq

« – T’as vu le dernier buzz?

– Le buuz? Ah, oui, je connais : c’est un plat traditionnel mongol, une variété de raviolis élaborée, à la viande de yak, je crois ; j’ai lu ça en vadrouillant sur Wikipédia un jour, mais je ne suis pas sûr de vouloir en goûter si l’on m’en proposait.

– Mais de quoi parles-tu, enfin, je te parle de buzz!

– Je ne comprends pas. Tu me parles de buze (=tuyau de soufflet), ou de bouse (de vache), ou bien de booze (=alcool en « slanglais » – [sl]ang[lais]) ? Ou encore de Booz endormi?

– Quel bêta voyons. De buzz bien entendu!

– Ah, je vois! Avec tout ce bruit autour de nous, tu comprends… Mais tu veux bien dire : « de ramdam »?

– Comment ça, de ramdam?

– Eh bien, c’est une francisation possible du terme.

– Pourquoi le franciser ; quelle idée!

– Parce que c’est un mot laid au possible.

– Développe.

– Je parle d’abord en linguiste et en phonesthète. Je n’ai jamais été fan des petits mots commençant par une consonne occlusive bilabiale voisée aussitôt suivie d’une voyelle mi-ouverte antérieure arrondie, si tu veux savoir ; mais qu’à la suite de ces deux sons figure, en position finale, la consonne fricative alvéolaire voisée, m’a toujours révulsé. Ce n’est pas là une belle alliance de sons. Mais voici qu’elle coure sur toutes les lèvres françaises!

– Et alors? Oui, c’est de l’anglais, mais ça change quoi?

– C’est de l’anglais, peut-être ; mais du bel anglais? Non. C’est, il me semble, la manie des snobs, des publicitaires, et des journalistes de notre hexagone mal en point, que de choisir de faire passer dans notre langue usuelle les termes les plus laids des parlers étrangers, et surtout de l’anglais. L’anglais a des mots admirables, magnifiques, et des sons délicieux ; le rythme, la musique, la saveur de sa poésie! Mais ce n’est pas là que l’on pioche. Non. C’est au globish, l’anglais simplifié, dépouillé de ses excentricités comme de ses profondeurs, et trituré sans cesse par des politiciens et des médias qui en font une vaste boucherie (et je ne parle pas seulement des célèbres busheries), que l’on va se servir. A des formes d’argot. Certes, il y a là la simultanéité, l’aspect plaisant, la brièveté. Mais sûrement pas la beauté.

– T’es bien un littéraire, toi, et un amateur de poésie, mais les autres gens, eh bien, s’accommodent de ce qu’ils peuvent, et ne se posent pas ce genre de questions.

– C’était l’aspect esthétique ; venons-en à d’autres considérations, veux-tu?

– Oui, Socrate.

– Pas d’ironie, s’il te plaît.

– Ne serait-elle pas de ton côté, plutôt?

– Cesse-donc, faquin, et écoute. Eh bien oui, je suis au courant du tout dernier ramdam : la langue d’une députée européenne a fourché.

– Tu peux le dire!

– Pas de nouveau jeu de mot, s’il te plait. Je reprends : ciel, un mot très déplacé a remplacé le terme attendu. Cela fait bien rire, n’est-ce pas? Une personne normalement cultivée devrait rire, disons, au maximum, dix secondes, en voyant l’extrait de vidéo où s’est produite l’involontaire substitution, génératrice d’une bonne blague vaseuse. Mais après? Est-ce que cela mérite plus de 160 articles différents dans la presse? Le reste de l’intervention de l’involontaire gaffeuse n’aura été évoqué, en comparaison, que par une vingtaine d’articles.

– Eh bien? C’est normal. Tu ne vas quand même pas me dire qu’un lapsus de ce genre est moins intéressant que les trucs qu’elle avait à dire sur la politique et la situation du pays.

– Justement, voilà tout le problème, et la raison pour laquelle le système se perpétue! Le goût du spectacle, la tentation de l’information facile, et l’assentiment du destinataire, toi, ton asservissement plutôt, à cette tendance du journalisme qui nous donne à manger même plus les restes d’une information grossièrement simplifiée, mais une non-information buzzeuse bouseuse sans intérêt, sinon celui de faire « rire » sur un truc qui n’est pas vraiment rigolo! Tous les journalistes ont ce mot à la bouche : buzz, buzz, buzz. Les hommes politiques aussi, dont certains qui utilisent ses effets avec entrain et joie, et parviennent gaiement à arriver à leurs fins, qui est de passer sous silence le reste et ce qui importe vraiment, derrière des traits d’esprit ou des termes bien creux. Mais là, c’est autre chose : lorsque l’homme politique enfin s’exprime sérieusement sur un sujet important, ce n’est plus ce qu’il dit sur ce point qui compte et qui est colporté, mais bien le petit lapsus, l’à-côté du débat! Alors, c’est le journaliste qui est en tort ; je dirais même les journalistes, qui accordent une importance monstrueuse à un fait ridicule, gomment l’essentiel, et détournent l’attention des gens de ce qui importe vraiment, en répandant à n’en plus finir sur le web tout entier une affaire qui n’en est pas une. Ils réalisent exactement à leur manière le même procédé que certains hommes politiques au pouvoir, qui veulent détourner, à n’importe quel prix, l’attention de la population, en faisant du ramdam, sans se soucier des conséquences, et que ce ramdam peut devenir parfois une affaire diplomatique.
En détournant l’attention de l’essentiel, les politiques comme les journalistes se mettent du côté de l’illusion, de la facilité, qui caractérisent si bien notre époque. Sauf que certaines personnes en ont leur suffisance. Elles espèrent, elles attendent fermement qu’enfin le journalisme retrouve sa noblesse, qu’enfin la politique revienne du côté de la vérité. Le problème des personnes qui incarnent cet espoir, c’est qu’elles ne veulent (ou ne peuvent) user elles aussi du seul moyen qui semble pouvoir encore animer (mais on a connu ces derniers temps de belles exceptions politiques, dont une élection aux Etats-unis) en peu de temps les foules, à savoir, entre autres, le ramdam, et tous les autres types d’hypercommunication moderne. Il ne reste plus qu’à espérer alors, que, s’extirpant des voiles et des fumées d’une communication devenue soit propagande, soit le véhicule inutile du rien ou du bien peu, les gens eux-mêmes se décident à accepter de regarder, au-delà des apparences et des ombres, ce qu’est la véritable situation de la société, et tournent leurs regards vers ceux qui, humblement, proposent, sans mensonges, sans coups d’éclat, sans promesses ridicules, de s’atteler à l’améliorer.

(ironiquement – comme si besoin était de le préciser) – Oui, Socrate.

– Tu m’énerves à la fin, c’est impossible de discuter avec toi. »