La Chastelaine de Vergi

Voici un mini-mémoire fait en L3 lettres classiques, sur un tout petit roman très célèbre du Moyen âge, La Chastelaine de Vergi.
L’œuvre que nous allons étudier est, à l’instar de maints autres textes médiévaux, anonyme. Les circonstances de son écriture, sa datation exacte, sont inconnues ; l’on peut seulement affirmer qu’elle a probablement eu lieu au milieu du XIIIe siècle. En outre, La Chastelaine de Vergi est un texte difficilement classable. Parce qu’il est encadré d’une « morale », constituant à la fois son prologue et son épilogue et arborant la forme d’une maxime, il fait songer à l’apologue. Trop long pour être ce que l’on appelle un « texte court », le récit est également trop léger pour que nous puissions le qualifier de roman au sens moderne du terme. La Chastelaine a des affinités avec le genre de l’exemplum, qui a fleuri du XIe au XVe siècle ; ce genre doit s’imposer à l’attention par sa brièveté et son « cachet » et « intéresser grâce au fond ou à la forme » ; il prend donc surtout la forme d’un récit ou une anecdote, ce qui correspond à l’œuvre, d’autant plus que la narration est déclenchée par un « comme il advint en Bourgoingne », formule-type d’introduction de l’illustration d’une thèse (mais rappelant également le « il était une fois à… » du début des contes), celle qui a été développée dans les vers précédents. Cependant le texte oscille toujours entre les catégories ; le problème se posait déjà à l’époque de la réalisation des manuscrits. Le récit utilise des éléments de plusieurs genres (il a aussi rapport aux lais, voire aux fabliaux) sans se fixer dans l’un d’eux. C’est qu’il ouvre plutôt une nouvelle voie ; et c’est à ce titre que les critiques ont considéré La Chastelaine de Vergi, au même titre que La fille du comte de Pontieu et Aucassin et Nicolette (ouvrages certes fort différents), comme un ancêtre de la nouvelle[1], conclusion qui nous semble adéquate. « Nouvelle courtoise » ? Nous verrons dans notre propos s’il faut confirmer ou infirmer une telle dénomination.
Ce qui est sûr, c’est que l’œuvre a eu un succès considérable, à l’épreuve des siècles. En effet, une vingtaine de manuscrits nous est conservée, nombre qui atteste de la célébrité de l’ouvrage original ; la Chastelaine est en outre passée dans d’autres arts (tapisseries, ivoires[2]), signe de sa célébrité. Le récit a connu une belle postérité : il a été lu (sous diverses formes) par plusieurs générations, a été cité par plusieurs auteurs (Livre du chevalier de la Tour Landry en 1371-2 ; Lay du desert d’amours, etc.), et fait l’objet de nombreuses réécritures littéraires ; citons celle de Marguerite de Navarre dans l’Heptaméron (il s’agit de la soixante-dixième nouvelle du recueil, placée à la fin de la Septième Journée) et l’Istoire de la Chat… Elle a brillé hors de France, puisqu’une version en prose est faite en Italie et qu’au moins deux adaptations ont été réalisées dans les Pays-Bas. Cette reprise à plusieurs époques du récit est intéressante en elle-même ; elle permet d’entrevoir les différences de traitement, les évolutions culturelles et littéraires, tout en repérant entre les différentes réécritures les caractères inchangés de la nature humaine – ici à travers l’amour, la jalousie et la haine ; mais nous aborderons surtout ici l’œuvre originale. Depuis le XIXe siècle (la première édition moderne de l’œuvre a été donnée en 1808), avec la naissance des études médiévales, l’œuvre a été étudiée par de nombreux critiques qui lui ont assuré une autre forme de postérité et sont parvenus à replacer l’accent sur le texte original, occulté depuis par ses nombreuses reprises. Gaston Raynaud en fait « un des joyaux de la littérature française du moyen âge ». Qu’un texte pourtant très court (il compte seulement 958 octosyllabes) ait fait l’objet d’autant de lectures critiques (parfois contradictoires) a soulevé notre attention.
L’amour est au cœur de l’œuvre : dans son bref espace narratif s’entrecroisent la relation des deux amants marquée par la fin’amor, la relation conjugale du duc et de la duchesse qui va passer de l’harmonie à la ruine, et l’amour déçu (vite transformé en haine et en volonté de vengeance) de la duchesse pour le chevalier. Le thème du texte, tel qu’il est donné par le prologue et l’épilogue, est l’absolue nécessité du secret dans la relation amoureuse. Ce n’est pas un sujet neuf pour la littérature courtoise : on le retrouve dans le Lai de Lanval de Marie de France, par exemple, ou encore dans Erec et Enide ; c’est que ces œuvres puisent à un même mythe biblique bien connu, celui de la femme de Putiphar (amoureuse de Joseph, elle entreprend d’obtenir son amour ; mais le jeune homme, par fidélité envers son maître, rejette ses avances ; irritée, elle l’accuse auprès de son mari d’avoir voulu la séduire). Pourtant La Chastelaine n’a pas connu le destin d’un écrit qui ne serait que la retranscription d’un lieu commun dans le cadre médiéval. C’est la singularité de ce texte qui nous a intéressée, notamment en ce qui concerne son traitement des thématiques du secret, de l’amour courtois (n’en ferait-il pas un portrait contrasté ?), du mariage, et de leur possibilité ou non dans un monde médiéval en mutation à l’époque de la rédaction du récit, qui serait donc témoin d’un changement sur le plan des valeurs et des institutions (relation conjugale, féodalité). Le texte pose en effet la question de la conciliation d’exigences devenues contraires, celles de l’amour et celles du code féodal. Sont-ce là les uniques questions qu’il soulève ? Comment caractériser les conceptions de l’amour qu’il propose au lecteur ? Dans quel cadre advient cet amour, quel est son rapport au hasard et à la destinée ?
Un récit resserré autour de son sujet : le sens de la forme :
L’histoire narrée est simple : un chevalier aime en secret la Châtelaine de Vergy, qui se trouve être la fille du duc de Bourgogne, dont il est le vassal le plus apprécié. L’amour des deux personnages doit rester secret ; dans le cas contraire, la châtelaine rompra. La duchesse est secrètement éprise du chevalier ; il la rejette. Par vengeance la duchesse veut le faire bannir par son mari ; le chevalier révèle à son suzerain son secret. La duchesse finit par l’apprendre de son mari et le révèle lors d’un bal à la châtelaine, qui, se croyant trahie par son amant, se suicide. Le chevalier, découvrant son corps inanimé, se tue ; le duc, comprenant la félonie de sa femme, l’exécute et part en Terre Sainte.
Le sujet est donc en lui-même plutôt mince ; on peut le résumer en quelques phrases à peine ; mais l’intérêt réside dans l’intensité émotionnelle que porte le texte : tout est fait pour la porter au paroxysme.
Les textes médiévaux abordant une matière bien précise ne s’épandent pas en aventures annexes ou en détails superflus ; ils restent fermement (et parfois obstinément) accrochés à leur sujet. L’auteur peut soit user de formules-types pour assurer la continuité de sa narration autour du thème qui l’intéresse (nous en voyons de bons exemples dans Le livre du cœur d’amour épris de René d’Anjou – « et tant [ils] chevaucherent par leurs journees sans retrouver autre chose qui a raconter face, ne que puisse servir a nostre matiere », chap. VIII) soit utiliser les techniques du sommaire et de la prolepse. Dans la Chastelaine, récit très concentré, le traitement temporel relève de cette dernière catégorie. Seulement deux longues durées peuvent être relevées dans la nouvelle. Il s’agit d’abord d’une durée qui figure dans le prologue et qui par conséquent occupe une place particulière puisqu’elle est préservée de la dégradation qui ronge le récit puisqu’elle a lieu avant l’irruption de l’amour des amants dans le monde de la cour – : « ainsi le firent longuement » (nous soulignons). C’est, ensuite, la durée qui, malheureusement, ne peut être qu’une virtualité (v.451 à 460), à savoir le temps infini que les deux amants aimeraient passer ensemble à leurs amours. Ailleurs, l’action se déroule en quelques jours à peine, en quelques nuits, séparés par une coupure de durée indéterminée (durant laquelle rien ne se déroule qui intéresse le récit) qui propulse par prolepse l’histoire dans son dernier acte, lui-même très court – quelques heures, le temps d’un bal.
Du côté des lieux, exceptées les quelques indications nécessaires, exposées dans le prologue (« Si comme il advint en Bourgoingne » v.18 par exemple), le cadre de l’histoire n’est pas décrit – il n’importe pas. L’espace géographique lui-même est restreint. On remarque que le château du duc n’est guère éloigné du logis de sa nièce, puisque les personnages peuvent s’y rendre rapidement (v.374 à 378). L’on est donc tenté de parler, comme pour un texte dramatique, d’« unité de temps et de lieu », assez bien respectées. Justement, le récit s’apparente aisément à une pièce de théâtre : n’est-il pas composé en effet surtout de dialogues et de monologues (parfois intérieurs), entrecoupés de passages narratifs qui peuvent faire office de didascalies ? Cette caractéristique notable, qui renforce l’intensité du récit, échappe difficilement au lecteur. Les critiques ont souvent comparés La Chastelaine et certaines de ses adaptations et réécritures à une pièce de théâtre[3]. Force est de constater que le récit ne se focalise que sur les personnages principaux, et que ses points forts sont autant de scènes-clés qui ont un caractère dramatique, surtout à la fin du récit ; l’examen des sentiments et le projet d’analyse psychologique font aussi penser au théâtre, qui cristallise des caractères amplifiés pour produire de l’intensité. Mais le genre reste bien celui, embryonnaire, de la nouvelle. L’on ne peut occulter cependant que le récit est encadré par ce que l’on pourrait qualifier comme « sa morale ». Il s’agit moins d’une intervention de l’auteur que d’un exemple de discours didactique se voulant objectif et à portée universelle. Le thème ici retenu est celui de le la nécessité de tenir secrètes les amours courtoises, pour lutter contre les médisances qui ne peuvent qu’apporter déshonneur et destruction. La même idée est reprise à la fin, avec plus de force encore. Elle est traditionnelle : le discours sur les médisants et les losengiers fait partie des lieux communs de la littérature lyrique. Gacé Brulé, un célèbre trouvère de la fin du XIIe siècle, les évoque dans ses poèmes, dont voici un extrait caractéristique :
Mult m’ont grevé li tricheor felon,
Mes il ont droit, c’onques ne·s amai jor.
Leur deviner et leur fausse acheson
Fist ja cuidier que je fusse des lor ;
Joie en perdi, si en crut ma dolor,
Car ne m’i soi garder de traïson ;
Oncore en dout felon et menteor.
Contre ces individus perfides, seul le secret absolu, dans le cadre d’une promesse serait une arme efficace. Mais cette morale se révèle problématique à la lecture du récit, d’autant plus qu’elle l’encadre : elle ne paraît pas adaptée à la situation précise qu’il aborde, alors qu’il est censé être un exemple édifiant des malheurs susceptibles d’advenir si les maximes qu’elle professe ne sont pas appliquées. Qu’a-t-elle à voir, en effet, avec le dilemme et les contraintes auxquels se retrouve exposé le chevalier ? Nous devrons étudier la question.
Le vocabulaire de la nouvelle se démarque par sa simplicité et son naturel. L’objectif n’est pas la recherche ou la nouveauté : ainsi trouvons-nous 32 occurrences du substantif « amor » et 28 occurrences du verbe « amer »[4] dans ce récit de 958 vers ; en outre, comme nous l’avons déjà noté, certains vers se répondent, sont très semblables, voire même quasiment identiques. Le style de l’auteur prend de la hauteur dans les passages lyriques et les monologues finaux ; mais même là l’intérêt stylistique ne domine pas : le texte est épuré et plutôt proche de l’ascèse. En remarquant que « le vocabulaire amoureux de la Chastelaine de Vergi constitue, dans son extrême simplicité, comme le plus petit dénominateur commun de la terminologie habituelle aux poètes lyriques courtois du XIIIe siècle »[5], Paul Zumthor montre que la visée de l’auteur est de produire un texte qui puisse rapidement soulever l’émotion, sans pour autant que les moyens utilisés soient issus d’une mécanique stylistique ou lexicale qui risquerait de faire passer le message derrière l’artifice littéraire. C’est pourquoi le texte se limite souvent à employer des expressions consacrées et classiques : « otroier l’amor », « fine amanz », « semblant d’amors » etc. Cette économie de moyens et cette simplicité, qui conviennent bien au genre du texte bref, ne desservent pas le discours amoureux ; au contraire elles contribuent sans doute à le sublimer. La narration et la description des amours du chevalier et de la châtelaine, matériellement rapides et frêles, ouvrent sans doute un plus grand espace à l’imagination que leurs contraires. En outre, certains éléments qui peuvent paraître littérairement négatifs, selon un jugement hâtif, révèlent au lecteur attentif une signification plus profonde. Lorsque le chevalier retrouve la châtelaine, les deux amants s’adressent chacun à peu près le même discours, marqué par le parallélisme d’abord des énumérations initiales (à savoir des accumulations de qualificatifs amoureux traditionnels) puis de la construction de la prise de parole, même si elle est plus longue pour la châtelaine. Cette répétition, loin d’être une facilité prise par l’auteur, est au contraire un élément indispensable à l’expression de la nature parfaite de l’amour des deux personnages ; elle prouve l’absolue réciprocité du sentiment qui les lie ; elle montre aussi qu’ils sont sur un pied d’égalité, ce qui n’est pas sans intérêt, pour nous qui voyons dans ce texte un jalon dans l’évolution de l’amour courtois.
Cependant, la forme narrative est aussi au service de l’instauration dans le récit du tragique. Hormis les rares moments de joie de la nuit d’amour, le texte est sec ; il ne présente pas les figures de style qui emplissent les récits médiévaux plus joyeux, ceux où précisément l’amour survit, ne serait-ce que par intervention du merveilleux (pensons à la fin du Lai de Lanval), qui le transporte dans un ailleurs sur lequel ne règnent pas les contraintes et les interdits sociaux. Cet aspect sombre de la narration s’affirme de plus en plus au fur et à mesure que se déroule le récit et finit par le dominer lors de sa fin brutale. La forme se fait ici l’écho du sens pessimiste sous-jacent ; c’est par son entremise que la mécanique sans pitié de la destinée tragique des personnages frappe le lecteur avec force. C’est avec une « rigueur presque mathématique »[6] que nous est narrée la fin du conte. Certains critiques soulignent avec raison que les personnages, parce qu’ils ne reçoivent pas de nom, sont d’autant plus susceptibles de n’être, du début à la fin, à cause de leur statut de personnages-types, que les pantins du destin[7]. La pauvreté du texte en verbes d’action[8] corrobore cette impression : les seules véritables actions concrètes adviennent à la fin, et sont deux suicides, un meurtre, et un exil volontaire. Il témoigne également d’un drame du langage, qui est lié dans l’œuvre au drame de l’amour, les deux oscillant autour de la thématique du secret et de la promesse.
Le caractère tragique du texte est renforcé par la présence en tant que sujet primordial non seulement de l’amour, mais aussi de la haine et d’un enchaînement implacable des actions qui conduit à la mort. Il convient à présent de situer chacun de ces éléments dans le cadre narratif.
Les relations amoureuses au cœur du récit :
Le drame compte quatre personnages, répartis dans deux couples aux destins entrelacés d’une manière inéluctable.
La duchesse et le chevalier : de l’amour à la haine
Le personnage de la duchesse s’inscrit dans une très longue tradition d’amoureuses éconduites ayant la volonté de venger ce refus par la condamnation de l’être désiré – nous avons déjà vu qu’elle s’inspire d’un personnage biblique. Cependant le texte s’attache à décrire ses actes et ses pensées, de telle sorte que le type qu’elle représente est, malgré la brièveté du texte, finement développé et intégré, en relation avec le chevalier, à une problématique sociale qu’il nous faut étudier.
L’amour de la duchesse pour le chevalier naît de la fréquence de ses visites à la cour du duc de Bourgogne (v.46 à 48) :
« Et souvent aloit et venoit
A la cort, et tant i ala
Que la duchoise l’enama »
Le texte ne donne pas d’autre indication sur l’origine de cette passion ni n’en étudie les causes ; l’on ne peut qu’en rester aux suppositions. Le sentiment est-il produit par les seules qualités du chevalier ; témoigne-t-il d’un manque, d’un échec de l’amour conjugal ; des deux (puisqu’au Moyen Age, le mariage n’est que très rarement la conséquence d’un amour-passion – c’est l’une des justifications de la notion d’amour courtois) ? En tout cas, cette passion, si elle n’est pas la conséquence de l’échec du mariage ducal, va inévitablement le causer.
Lorsqu’elle déclare son amour au chevalier, la duchesse fait appel à une stratégie de séduction qui comporte plusieurs éléments : en premier lieu, elle vante les qualités physiques (« vous estes biaus ») et morales (« et preus » v.60) de celui qu’elle aime, en précisant que c’est un avis communément partagé (« ce dient tuit » v.61). Son discours se veut flatteur (l’emploi de « Sire », alors qu’il est d’un rang inférieur) et expressif (« la Dieu merci »). Ensuite intervient l’argument social : le chevalier s’élèverait en « aimant en haut lieu ». C’est l’une des caractéristiques majeures de l’amour courtois tel qu’il est décliné dans les romans arthuriens, par exemple dans le Chevalier de la charrette, roman dans lequel Lancelot aime Guenièvre, qui n’est autre que la Reine. Subtile, la duchesse lui fait miroiter les avantages que lui conférerait sa position d’amant : il gagnerait « honor et preu » s’il l’aimait. Or il s’agit là de deux valeurs tenues en très haut rang dans le monde chevaleresque et à la Cour. La duchesse, ignorante de son amour secret, s’attend à ce qu’il accepte – ce qu’il aurait peut-être fait, n’eût été la châtelaine. Jusqu’à ce point, le caractère vague et général de son discours cachent encore sa motivation ; celle-ci va poindre dans les prises de parole suivantes, dans une accélération qui témoigne de l’impatience de la duchesse éprise, qui n’en est pas à sa première tentative pour séduire cet homme, qui semble aveugle à ses approches (vers 48 et 56). N’oublions pas que cette déclaration fait suite à son exaspération et à son grand chagrin ou « anui » (vers 57) ; sa réponse au refus n’en sera que plus vigoureuse. Effectivement, lasse de devoir employer des détours, la duchesse révèle ensuite directement son sentiment, tout en prenant soin d’en appeler encore aux idées de haut rang social et d’honneur (« Qui sui haute dame honoree », v. 86). Les rejets successifs de son offre, qu’elle pensait irrécusable, conduisent la duchesse à abandonner toute modération et à laisser la raison de côté ; aussi son insulte finale est-elle dure : « dans musars » (« pauvre nigaud »). En même temps, comme le remarquent Jean Dufournet et Liliane Dulac, la duchesse se rapproche par cet aspect d’un rôle de fabliau[9] si l’on prend la lecture au second degré. Mais cette intervention marque la transition de l’amour à la haine dans le cœur de la duchesse. La situation résulte à la fois d’un malentendu amoureux, et d’un malentendu sociétal.
Le personnage n’a pas su sonder la différence qui l’oppose au chevalier : elle pense l’attirer en parlant d’honneur, de gloire, d’ascension sociale, alors qu’il se satisfait pleinement de sa situation et n’aspire à rien d’autre qu’à l’amour de la châtelaine et qu’à la bonne considération dont il jouit à la Cour auprès de son suzerain.
D’une part, la confrontation de ces deux visions contrastées, de ces deux représentants de « générations » aux souhaits différents, ne peut aboutir à un accord : la société féodale est en train d’évoluer et les valeurs d’autrefois sont en mutation. Cela correspond à une réalité historique, celle d’une petite noblesse « qui place son espoir à l’écart du jeu social »[10], ou, plutôt, hors de ce référent dominant qu’est l’organisation féodale – parce qu’elle ne correspond plus à ses attentes, peut-être. Dans ce cas, derrière le refus amoureux du chevalier peut se lire une « critique à peine voilée d’un certain absolutisme féodal », comme l’estiment plusieurs commentateurs, pour lesquels c’est une des thématiques principales possibles de l’ouvrage.
D’autre part, le chevalier s’attache fermement, à ce point du récit, aux deux promesses, amoureuse et sociale, qui donnent sens à sa vie. Mais en réitérant la fidélité à son seigneur et son souhait de ne jamais atteindre son honneur (ni d’ailleurs celui de la duchesse elle-même) le chevalier rompt néanmoins les espoirs de la duchesse. A travers le rejet, la passion amoureuse devient passion haineuse, toute aussi puissante et résolue, comme en témoigne la description de son ire et de sa bile aux vers suivants, qui emploie le champ lexical d’une fureur hyperbolique. La dernière trace de la passion amoureuse révolue occupe les vers 125 à 131, lorsque la duchesse ment à son mari. Ce passage peut se lire comme une virtualité, comme l’écho du souhait qu’avait la duchesse de se voir aimée en retour, désir qu’elle avait sans doute eu le temps de cultiver dans la période de ses approches infructueuses. Nonobstant cette considération, nous voyons que nul remords ne se mêle au mensonge et que la duchesse a bel et bien compris que le refus serait définitif, même si elle n’arrive pas à supporter émotionnellement cet échec et désire se venger.
Toutefois cette haine n’atteint son paroxysme qu’à l’instant où la duchesse découvre que c’est parce qu’il aime déjà que le chevalier se refuse ; et, surtout, parce qu’il lui préfère une simple châtelaine, moins noble qu’elle (sa réaction est éloquente en l’apprenant : « morte se tient et a despite » v.662) – ce qui là encore ramène l’amour à des considérations sociales, dont la duchesse ne semble pouvoir se débarrasser. L’« amour en haut lieu », par conséquent, est implicitement relié à une passion qui ne saurait s’extraire d’une stratégie sociale, et se voit de ce fait extrêmement affaiblie en comparaison au fin’amor que révèrent les deux amants. C’est bien lui, à travers la personne de la duchesse, qui vient, comme dans un dernier coup d’éclat sinistre avant de disparaître, accomplir la tragédie lorsque la duchesse, ulcérée, jette son allusion piquante à l’encontre de la châtelaine, après avoir réussi à supporter de feindre l’amabilité envers celle « del mont que plus het » (vers 691). A travers cet acte, la duchesse joue le rôle du losengier (figure préfigurée par le prologue, mais qui n’avait pas encore paru dans le récit). Mais sa posture se distingue de celle des autres médisants des textes médiévaux en ce qu’elle est le cheminement d’un parcours bien établi dans le texte ; en définitive, la figure des médisants « purs » en est absente : les femmes présentes dans la même pièce que la duchesse et la châtelaine au moment de la révélation auraient très bien pu jouer ce rôle, mais elles ne sont pas en mesure de comprendre la signification de la référence au « chienet » et s’éclipsent conséquemment rapidement. S’il s’agit d’une nécessité narrative – puisque le secret des amants n’est véritablement révélé à l’ensemble de la Cour qu’après leurs morts respectives – il est vrai que la relation entre la morale qui encadre l’exemplum et le récit lui-même s’en trouve quelque peu brouillée, puisque la duchesse n’est pas seulement une médisante, mais un antagoniste complet, dont nous allons poursuivre encore l’analyse dans le cadre de sa relation conjugale.
La duchesse et le duc : ruse, aveuglement et crise du mariage
Le texte n’est pas aussi clair que nous pourrions le penser, en ce qui touche à l’état du couple duc-duchesse avant que l’élément modificateur de la passion de la duchesse pour le chevalier ne vienne le briser. Considérer que ce mariage était harmonieux avant le début du récit, ce serait lire trop hâtivement les quelques indications qui s’y rapportent, et peut-être manquer pour cette raison l’un des thèmes importants du texte. En effet, nous n’avons pas de présentation objective (c’est-à-dire issue du narrataire seul) de l’état du couple ; à chaque fois, il est établi par l’entremise de la description des pensées d’un des conjoints (dans une sorte de « monologue intérieur », donc). La duchesse s’y réfère facilement, mais dans le cadre d’une stratégie, fondée sur le mensonge, l’hypocrisie et le faux-semblant, visant à persuader le duc d’agir contre son vassal ; aussi n’est-il pas difficile de remettre en cause le bien-fondé de ses affirmations, d’autant plus qu’on la sait éminemment capable de tromper son mari. Certes, il est dit (v.560-561) qu’elle apprécie encore l’aspect purement érotique de leur liaison, mais en même temps elle accepte d’intégrer celui-ci à sa tactique (aux vers suivants), et l’ampleur du ressentiment envers le chevalier comme celle de l’amour qu’elle avait pour lui montrent qu’en comparaison l’amour du duc ne lui est que peu. Le duc quant à lui pense que sa femme lui est intrinsèquement fidèle et ne parvient pas à mettre en doute ses assertions lorsqu’elle lui a présenté son premier mensonge (surtout qu’il semble corroboré par les faits – vers 212 à 214 ; on notera cependant que dans une réécriture comme celle de l’Heptaméron, l’ajout de la fausse grossesse est une nouveauté appréciable qui justifie mieux la créance que le duc porte à sa femme) :
« A cui il souvient de sa fame,
Car bien cuidoit por voir savoir
Que sa fame li deïst voir […] »
La duchesse a bien compris l’attachement de son mari et c’est en s’appuyant sur des éléments constitutifs du mariage qu’elle va pouvoir le dominer. Elle joue d’abord sur la préservation de son honneur (v.139), adoptant une tactique similaire à celle qu’elle avait employée en voulant persuader le chevalier. Ensuite, c’est en feignant un malaise (v.515-516), puis en contrôlant les désirs de son époux (avec le refus de relation physique) tout en mentant (dans le passage suivant) et en multipliant les pleurs (techniques répétées entre les vers 108 à 110 et les vers 608 à 612) ; enfin, en jurant sur la fidélité qu’elle lui doit, qu’elle réussit à lui arracher le secret qu’il s’était promis de celer (le comportement de la duchesse est une sorte d’extrait, avant l’heure, des Quinze joies du mariage ou de textes similaires, en plus vicieux). Pour ce faire, elle a plongé le duc dans un dilemme similaire à celui du chevalier, et elle a réussi à faire triompher dans l’esprit de son conjoint la supériorité du devoir de transparence des époux, alors même qu’elle cache de son côté la totalité de ses véritables pensées et de ses préoccupations. Cette dichotomie montre que le couple est brisé. D’un côté, hypocrisie et mensonge ; de l’autre, aveuglement. Le duc n’est pas capable de démêler le vrai du faux dans le cœur de sa femme. Plus grave, il ne tire pas les conséquences de son mensonge, même lorsque le chevalier lui a prouvé très concrètement la vérité. C’est le duc lui-même qui signale implicitement à sa femme qu’il en sait davantage, aux vers 548-549, trahissant déjà à moitié le secret malgré lui :
« Tant ai apris de son afere ;
Si ne m’en enquerez ja plus. »
La réaction trop modérée du duc au mensonge de la duchesse va précipiter la tragédie, dont il est une fois encore un acteur sans le savoir. Elle montre aussi l’assèchement, voire l’absence, de leur communication. Le duc ne perce pas le deuxième grand secret caché du texte, à savoir la passion puis la haine de la duchesse, alors qu’il lui aurait été possible de rapidement l’inférer : pourquoi autrement s’intéresserait-elle autant au chevalier ? En bref (même si l’on pourrait évidemment objecter qu’il s’agit d’une nécessité narrative, puisque l’histoire s’arrêterait là si le duc prenait conscience de l’acharnement de sa femme) le contact conjugal se trouve rompu, ou, au moins, vicié, par choix et en en tirant des avantages (la duchesse) ou par contrainte, incompréhension et impuissance (le duc). Tandis que sa femme utilise les ressorts du mariage pour mieux le tromper, le duc se laisse faire et ne retrouve la possession de son autorité qu’à la fin, dans un éclat de courroux qui le fait tuer sa femme, mais trop tard. La relation est donc à deux vitesses. Une ironie présente dans le texte résume bien la situation : après la fausse défaillance de sa femme, si le texte dit que le duc va sur le champ (« tantost » vers 521) la rejoindre à son chevet, c’est seulement après avoir eu le temps de festoyer royalement entretemps, manquant à moitié à son devoir d’époux.
La Chastelaine de Vergi s’inscrit dans un processus de déclin de l’« idéologie courtoise » et de « dévaluation » à la fois de l’amour et du mariage, qui « fait l’objet d’une critique très vive dans beaucoup d’œuvres où se fait jour un projet de moralisme anti matrimonial »[11], comme l’a montré, entre autres, Jean-Charles Payen. Les critiques s’accordent à voir des traces, dans le récit, de la crise du mariage dans la littérature de cette époque : selon Payen, il « manifeste à sa manière l’échec du mariage. A la source de cet échec, la lubricité de la duchesse et sa jalousie, mais aussi la puissance du mensonge et la non-transparence de l’être, même à travers l’intimité de la vie commune »[12].
Notons que cet échec n’influe pas seulement sur le couple marié ; bien au contraire, c’est à partir de ce couple traditionnel déchiré que surgissent le tragique et la ruine ; c’est à cause de son aporie que le couple des amants va être anéanti et que le duc va se retrouver veuf. Lue ainsi, La Chastelaine est bel et bien une critique, et très forte, du mariage, voué, sans sa forme féodale profondément instituée, à sombrer dans le néant. A ce stade de l’analyse, il nous apparaît que l’amour n’a d’espoir qu’à travers le couple des deux amants, censé représenté le fin’amor, l’amour parfait.
Le chevalier et la châtelaine : l’amour parfait ?
Là aussi, les circonstances originelles de l’apparition de l’amour sont sommairement établies, mais l’on en sait plus que dans le cadre du couple marié. Le texte est trouble à propos de la châtelaine : une allusion voudrait qu’elle soit mariée, ce qui concorde bien avec le cadre de l’amour courtois tel qu’il est couramment développé dans les récits du temps ; mais l’inverse reste possible ; c’est en tout cas cette option que la plupart des réécritures ont suivie : la châtelaine y est souvent veuve. Dans notre version, c’est le chevalier qui a persuadé avec insistance la châtelaine de lui accorder son amour (vers 20 à 23) :
« Et de la dame de Vergi
Que li chevaliers tant ama
Que la dame li otria
Par itel couvenant s’amor […] »
On le voit à la mention du « couvenant » : cet amour s’inscrit solidement dans la condition initiale requise par la dame de Vergi, à savoir la promesse du secret, énoncée brièvement dans le prologue. Le couvenant s’insère dans la tradition du culte de la dame, de la suzeraine en amour, qui est empli de dévotion mais fonctionne par exclusion : la fin’amor véritable ne peut avoir lieu que dans un cadre à part, et est à l’opposé de la vie sociale qui en la contaminant la fait disparaître. Ce genre de pacte est commun en fait d’amour courtois ; dans le Lai de Lanval de Marie de France il est présent d’une manière plus explicite qu’ici (puisque dialoguée) :
« Ami, fet ele, or vus chasti, « Ami, dit-elle, maintenant je vous avertis,
Si vus comant e si vus pri, je vous le recommande et je vous en prie:
Ne vus descovrez a nul humme! ne vous confiez à personne.
De ceo vus dirai ja la summe: Je vais vous dire la raison de la chose:
A tuz jurs m’avrïez perdue, vous me perdriez à tout jamais
Se ceste amur esteit seüe; si cet amour était connu.
Jamés ne me purriez veeir Plus jamais vous ne pourriez me voir
Ne de mun cors seisine aveir. » ni prendre possession de mon corps. »
Si dans cette autre œuvre le pacte est lié au merveilleux, puisque l’être aimé vient de l’Autre Monde et met en garde l’amoureux de sa disparition, le parallèle que l’on peut établir avec celui de la Chastelaine est d’autant plus grand que la mort de la châtelaine sera l’équivalent de la disparition surnaturelle prédite par le pacte chez Lanval (nous le verrons, la ressemblance s’arrête là). L’avertissement est donc souvent ferme ; les termes simples et catégoriques : toute entorse, et c’est la fin. C’est un contrat semblable, mais porté au domaine amoureux, à celui qui lie vassal et suzerain (puisque la dame accorde au chevalier son amour), même si ici la différence de rang est éludée après le pacte primordial : la châtelaine appelle son amant « mon douz seignor » au v.411, mais ailleurs c’est l’égalité des amants qui est soulignée. Ainsi s’il y a imprégnation de la stratification féodale dans les autres domaines de la vie médiévale, dont la relation amoureuse, celle-ci est sujette à des mutations – nous y reviendrons.
Ce « couvenant » a plusieurs conséquences. Puisque c’est la condition requise par la châtelaine pour que l’amour soit réciproque, toute rupture serait fatale à la liaison. Puisqu’il est censé protéger la relation des amants des contraintes sociales, il extrait celle-ci hors de la société ; partant, l’amour ne peut être total, puisqu’il doit être caché. En même temps, le paradoxe veut que l’amour courtois cesse d’exister s’il se sait. La promesse intime même à mentir, ou à mentir par omission, puisqu’il ne faut en aucun cas révéler la passion à autrui. La promesse, condition de l’amour, se trouve être l’un des éléments qui l’entravent ; et, ce qui est pire, l’un des éléments qui va procéder à sa destruction : c’est la promesse, qui, par trois trahisons, conduit au dénouement tragique. Car le paradoxe du secret et de la promesse, c’est qu’ils sont inévitablement révélé et brisée dans le texte ; c’est tout l’amour courtois qui se retrouve paradoxal, et son existence réelle bafouée.
Un tel secret peut-il en effet être véritablement gardé ? Comme le dit le duc, étonné que l’amour de la châtelaine et du chevalier ait pu rester autant secret : « Ce n’avint onques » (v. 349). De sorte que la relation des deux amants se trouve dès le départ condamnée à l’impossible : d’ailleurs, sa plus grande partie est évoquée hors-récit, dans le prologue (« ainsi le firent longuement », vers 40), c’est-à-dire hors du cadre tragique, mais aussi hors de la réalité concrète. Lorsqu’il s’y inscrit, il se retourne contre les amants. C’est en reconnaissant chez son vassal les tics de l’amoureux que le duc croit d’abord sur parole que sa femme a dit vrai. La passion du chevalier devient ruineuse, puisqu’il ne peut en cacher les manifestations extérieures. Telle est la raison de l’acharnement du duc lorsqu’il son vassal ; le duc estime que si le chevalier aimait autre que sa femme, cela se saurait. Dès lors le raisonnement est implacable : si la duchesse, qui selon le duc, ne saurait mentir, révèle que le chevalier la désire, et que personne ne connaît d’amour au chevalier, c’est qu’il cache son penchant pour la duchesse. L’objectif du secret promis, qui était de se prémunir contre les mauvaises langues, contre les médisants et les losengiers, participe en fait à la cause de ces antagonistes des amants. Le problème tient en ce que pour les autres personnages, pour la Cour, l’amour ne peut exister que s’il est dévoilé et public, que s’il devient acte social, par exemple dans le cadre du mariage ; or c’est justement pour éviter cela que la châtelaine a contraint son ami au secret. Ce paradoxe fait signe : l’amour courtois n’est pas ou n’est plus adapté à la vie réelle de la cour, à la société en général. Si par grâce il peut fonctionner un temps, il s’évanouit dès lors qu’apparaît la menace du contact social.
Nous retrouvons un écho d’une traditionnelle opposition entre l’amour et la vie de cour, à travers la phrase qui débute au vers 281 :
« Més du païs ne li chausist
Se s’amie li remainsist
Que sor toute riens perdre crient. »
Le chevalier, à ce stade du dilemme, préfère fortement son amour à son pays. On peut présumer que, si cet amour avait lieu au grand jour (dans le cadre du mariage) et que si le souhait exprimé lors de la nuit d’amour se réalisait, le chevalier risquerait de manquer à ses devoirs et finirait par adopter les mêmes travers qu’un autre personnage de la littérature courtoise, Erec, dans Erec et Enide de Chrétiens de Troyes : Erec en effet délaisse les armes et les tournois pour satisfaire sa passion aux côtés de sa femme. Au-delà de cette allusion rapide, faite en filigrane du récit, le lecteur peut percevoir une condamnation implicite et plus large de la fin’amor, dans ce qu’il a d’excessif, condamnation qui annonce déjà la ruine de la fin de la nouvelle. En outre, l’on voit bien que l’amour des deux personnages ne peut être réellement parfait, puisque c’est la voie du devoir social que suivra le chevalier pour résoudre son dilemme : finalement, il choisit l’obligation féodale contre la dévotion personnelle. C’est là sa seule réelle trahison, effectuée dans une circonstance exceptionnelle ; mais la tragédie fera en sorte que la dame de Vergi ne le sache même pas, et meure avant d’avoir entendu son amant se justifier. Tous ces paradoxes dressent déjà un portrait contrasté de la fin’amor, qui enserre l’expression de sa réalisation en apparence la plus pure, incarnée dans l’unique nuit d’amour décrite dans le récit.
Locus amoenus et rituel amoureux

Le jardin (ou verger – notons d’ailleurs que le patronyme de Vergy fait penser au mot Verger, si bien que le texte a été connu jusqu’à l’époque de Marguerite de Navarre sous le titre La Dame du Vergier[13]) et la chambre de la châtelaine sont cet espace à part, hors du monde, où l’amour peut se réaliser – si du moins est réalisé un rituel bien précis. On peut noter qu’au-delà de sa fonction de garant de la confidentialité de leur liaison, parce que son arrivée donne le signal que la voie est libre aux amants, le « petit chienet » (v. 34) représente aussi l’actualisation du moment tant attendu par le chevalier (comme par la châtelaine qui le fait sortir). Aussi le chevalier accueille-t-il à chaque fois avec grand joie ce messager de Cupidon[14] (« le chevalier / qui grant joie a fet au chienet » v. 382-383) – image à la fois plaisante et précieuse (chienet étant déjà un diminutif affectueux, l’on perçoit bien la valeur intensive du « petit chienet » utilisé dans ces vers). Au procédé du petit chien répondent dans d’autres œuvres d’autres « manèges », mais qui ne possèdent pas la même force et la même efficace symbolique – qui se retourne tragiquement à la fin de l’œuvre contre les amants.
Après cela, les retrouvailles avec la châtelaine sont rapides (« tantot a la voie se met » v.384 ; « et lorz venist sanz demorer / En sa chambre… » v.36) et ressemblent, chaque soir (« toz jors » v.31) à celles de deux amants qui auraient été séparés bien plus longtemps : preuve de l’intensité de leur passion, de leur fin’amor. Le traitement par l’auteur des retrouvailles est un peu confus, avec une sorte de retour en arrière ; mais sans doute est-ce une recherche d’effet pour souligner encore plus la profondeur de leur amour – ils semblent se retrouver deux fois !
C’est seulement dans le cadre du jardin et de la chambre enclos que peut advenir le langage de l’amour et du plaisir, qui devient alors (seule véritable occurrence dans le texte) abondant et profus. Ce qui arrive dans la chambre est seulement sous-entendu (« sanz dormir jurent » v.434), comme dans les autres textes du genre. Toutefois la relation des deux amants n’est pas basée sur le seul désir, sur l’aspect charnel. La châtelaine prend bien soin de distinguer amour et érotisme, dans le « couvenant » lui-même, comme le montre le début du texte, aux vers 24 à 28 : « [Il] averoit perte / Et de l’amor et de l’otroi / Qu’ele li avoit fet de soi » ; même s’il est commun dans un vers de se voir succéder, pour désigner une même réalité, plusieurs termes différents[15], le sens du passage invite à cette lecture.
Le récit profite de l’intervalle créé par l’omission pour proposer une rapide caractérisation de l’Amour, que l’on peut considérer comme un passage relevant du style des Arts d’aimer qui fleurissaient au Moyen Age à travers la reprise de l’exemple ovidien. L’amour est désigné comme étant un état que ne peuvent comprendre ceux qui n’en ont pas fait l’expérience. Il procure « joie sans corouz » (félicité complète, v.448), « deport », (plaisir, v.435), « solaz » (« joie, plaisir, divertissement » selon le Godefroy, v.449) et envoiseüre (« gaîté, joie, ravissement, plaisir, fête, selon le Godefroy, v.449). Les qualificatifs positifs et mélioratifs s’accumulent au sein d’un texte sombre et viennent offrir une respiration qui ne sera que passagère pour les personnages comme pour le lecteur.
Le déchirement causé par le départ n’en est que renforcé. La séparation est abordée dans le passage selon des modalités traditionnelles qui plongent leurs racines dans la chanson d’aube, dont l’élément principal est la plainte des amants que le retour du jour force à se séparer, après une rencontre nocturne furtive. On y retrouve un lieu commun de ce type de textes : le souhait que le jour fût nuit. On peut le comparer à celui qui se trouve à la fin de l’aube « Gaite de la tour » (vers 67 à 72) :
« Se salve l’onor
Au Criator
Estoit, tot tens voudroie
Nuit feïst del jor :
Jamais dolor
Ne pesance n’avroie. »
Idée que l’on retrouve dans la Chastelaine, aux vers 458 à 460 :
« Quand vendroit au definement
Si voudroit il qu’il anuistast
Cele nuit, ainz qu’il ajornast. »
La suite du passage reprend en outre les éléments caractéristiques de l’aube : le retour au réel après la semblance d’intemporalité de la nuit d’amour, l’adieu douloureux, les larmes, la promesse de retour, le regard qui tente de prolonger encore quelques instants le plaisir amoureux en suivant le chevalier lors de son départ. L’originalité des vers suivants est de faire gracieusement alterner les points de vue, pour souligner la réciprocité de pensée des amants, qui regrettent alternativement la petitesse de leurs nuits ; ils soulignent la constante réapparition du désir dans leurs cœurs.
Le chevalier, la châtelaine… et le duc ; ou la fin’amor brisé
Tout ce passage, qui semble empli d’espoir et d’agrément, est en fait secrètement habité par l’annonce des horreurs à venir ; car ironiquement, c’est au moment même où le refuge censé être secret des amoureux est souillé par la présence du duc voyeur (de surcroît, c’est tout de même sa nièce qu’il épie), que le récit nous en donne sa principale et plus heureuse description. Le caractère tragique s’insinue déjà ; la rupture des valeurs se profile à l’horizon. Le chevalier, trop heureux d’avoir pu prouver (trop efficacement sans doute) sa loyauté au duc, ne songe pas aux ramifications peu glorieuses et moralement brumeuses de cet épisode ; quant au duc, trop content d’avoir l’honneur sauf, il s’oublie à des plaisirs blâmables et douteux. Initialement obsédé par la préoccupation de conserver son honneur, il outrepasse les limites en restant pour assister au spectacle de la nuit des amants, oubliant toute forme de décence : l’affaire est pour lui « solaz et geu » (vers 371), et il reste, même lorsqu’il a eu la confirmation souhaitée, en observateur curieux des ébats de personnages qui sont tout de même sa nièce, partant, un membre de sa famille, et un proche ami. Il perd la droiture qui le caractérisait au début du récit. Sa fonction de duc en faisait le représentant des valeurs de la société féodale, un exemple de justice (puisqu’il la dispense), de bonne conduite et de moralité ; il se retrouve à présent volontairement corrompu en occupant la fonction de voyeur « toute la nuit » (l’insistance est notable). Et le fait que le texte fasse alterner les points de vue et passe plusieurs fois du regard du duc qui épie les amants aux amants eux-mêmes, est une première preuve de la cassure de la fin’amor dans le récit. Le chevalier sait bien que la rencontre est observée, mais il le dissimule à la dame de Vergi, devenant pour cette raison une sorte de double atténué de la duchesse (parce qu’il cache à son partenaire ses pensées). Même s’il est moralement sauf, puisqu’il a été contraint à cet état de fait, il contribue à cette brisure.
C’est dans ce cadre que resurgit le problème de l’impossible alliance de l’amour et de la société féodale. Car la tragédie des deux amants, c’est qu’ils ne peuvent vivre leur amour hors du verger, c’est-à-dire dans le cadre plus grand de la vie sociale. Ils sont faibles, dénués de force, hors du verger et de la chambre ; et c’est l’impuissance qui les caractérise durant tout le reste du récit, jusqu’à l’acte final, le suicide, la mort. Le chevalier est en position d’infériorité par rapport à la duchesse au début de l’œuvre ; il est inférieur à son suzerain lorsque ce dernier le menace de bannissement ; il ne peut, parce qu’il est absent de la pièce où elle se trouve, empêcher la catastrophe et la mort de sa bien aimée. La châtelaine passe presque tout le récit dans la retraite de son château, du verger ou de la chambre ; elle n’apparaît socialement, dans la chronologie du récit, qu’à sa fin, lors du bal. Cette seule sortie la laisse brisée, démunie, et, finalement, la tue, comme en un spasme qu’elle ne peut réfréner.
De dilemme en dilemme, la rupture des promesses et l’enchainement tragique :
Le dilemme du chevalier constitue l’un des points centraux du récit. Il est abordé sous plusieurs angles différents, qui permettent une forme de copia, d’abondance rhétorique : à travers le dialogue ; à travers l’aspect narratif qui retrace savamment le cheminement des pensées du chevalier (le raisonnement, structuré, est souligné par les connecteurs : « quant […] et d’autre part », « quar s’il dit » (v.271) « et, s’il ne dit » (v.278) etc.) ; à travers, enfin, l’extrait de chant intercalé.
Le dialogue tout d’abord : à la fermeté du duc s’opposent les refus du chevalier, qui, fondant en larmes dans un sursaut pathétique, entraîne la sympathie d’un lecteur spectateur de sa situation aporétique. Le dilemme est très fort, puisque les deux options proposées sont également détestables pour le chevalier – la narration souligne ce point : « Que l’un et l’autre tient à mort » (v.270) ; cette expression, qui qualifie l’état du chevalier à trois reprises dans le texte, souligne son registre tragique. C’est dans ce dilemme que se révèle l’incompatibilité frappante entre les deux formes de souveraineté auxquelles est soumis le chevalier : le Duc et la Châtelaine, la Cour et l’Amour, comme nous l’avons vu plus haut. Ce n’est pas une mince décision que doit prendre le chevalier. Les émotions qui se succèdent en lui sont extrêmes et traduites physiquement, dans la coutume médiévale (vers 177 à 179) :
« D’ire et de mautalent esprent
Si que tuit li tramblent si membre,
[…] et d’autre part li fet mout mal […] »
Description des affects qui préfigure déjà son équivalent chez la dame de Vergi, après la référence au chienet (vers 724 et 725) :
« Li cuers li trouble d’ire et taint
Et li mue trestoz el ventre. »
L’inclusion de termes du champ lexical de la mort et de la lamentation dans l’analyse des sentiments accentue le caractère intenable du dilemme du chevalier et le fait entrer de plain pied dans la logique tragique. Le chevalier sait que quelque soit son choix, l’une des deux facettes qui irriguent de sens sa vie va disparaître. S’il prend finalement le choix le moins destructeur, celui qui en outre le préserve d’être traité injustement de déloyal et de traître, il porte un grave coup à son amour.
C’est seulement après avoir songé à une strophe relevant de la poésie lyrique que le chevalier parvient à dépasser cette situation d’impasse. Même s’il n’y en a qu’une seule occurrence dans le texte, l’inclusion de cet extrait n’est pas sans importance. Le texte s’introduit dans un courant plus large de textes où les passages narratifs alternent avec les retours au lyrique. Dans La Chastelaine la chanson est l’extrait d’un trouvère du XIIIe siècle ; elle aborde les thèmes du regret de la fin de l’amour qui apporte un bonheur parfait. C’est, en dehors de l’épisode du verger l’une des rares marques directes de ce lyrisme qui dans le reste de la narration demeure au stade virtuel avant d’être occulté en fin de compte par les différentes morts. En prenant le choix de raison, le personnage sait à quoi s’attendre. Si la rémission sera longue, cette trahison primordiale est en fait le premier chaînon qui va conduire à la mort de la dame de Vergi.
Le deuxième apparaît plus loin dans le récit. Un nouveau pacte tournant autour du secret des amants a lieu dans le texte, lorsque le duc promet de ne pas révéler la relation à quiconque, aux vers 504 à 508 :
« Or n’en parlez ja, fet li dus ;
Sachiez qu’il ert si bien celé
Que ja par moi n’en ert parlé. »
Marqué du même sceau apparent d’inviolabilité, à travers à la fois la promesse orale et l’« amor » que porte le duc au chevalier (« amor » qui comprend à la fois l’amitié des deux hommes, et leur relation sociale de suzerain/vassal), ce nouveau secret est lui aussi démoli, à travers un second dilemme, celui auquel est confronté le duc. Il choisit de préférer la fidélité qu’il doit à sa femme à celle qu’il doit à son ami, et lui révèle l’aventure, dans tous ces détails, ce qui constitue une deuxième trahison, un deuxième excès. Le duc, malgré son abaissement moral, n’était pas un médisant ; en offrant ce récit à sa femme, il participe au jeu des losengiers, sans se douter des conséquences. Preuve que si le texte arbore un réalisme assez travaillé, le récit est prioritairement tourné vers le tragique à valeur symbolique qui rend possible l’exemplum[16].
Aussitôt ensuite, il s’empresse, alors que le secret vient d’être rompu deux fois, d’ordonner la promesse de silence, aux vers 640 à 643 :
« Més, je vous pri, n’en parlez mot :
Sachiez, et itant vous en dit,
Que, se je sui par vous trahi,
Vous en receverez la mort. »
A laquelle répond, ironiquement et avec hypocrisie, une duchesse déjà déterminée à accomplir le mal. C’est au final toute la chaîne des confidences qui se retrouve brisée lorsqu’advient la révélation du « petit chienet » aux vers 715 à 718 : le secret retourne à celle qui l’a énoncée en premier. Ici le langage se fait pure malveillance dite, et pure torture à entendre. C’est le chienet qui cause symboliquement la perte des deux amis, lui-même qui symbolisait leurs retrouvailles : c’est en lui faisant référence que la duchesse porte le coup fatal à sa rivale[17]. Enfin, c’est par l’intermédiaire de la fille qui a tout entendu que se précipitent à la fin du récit les différents décès. C’est le secret, divulgué, qui cause la perte. L’amour souffre, au contact de la société, d’une quelconque forme de représentation, que ce soit la parole ou la pensée (le secret), le symbole (le chien), ou le mariage dans le cas du duc et de sa femme lorsqu’il est bousculé par une passion cachée. Pour Jean-Charles Payen, c’est tout l’ordre féodal qui bascule à travers ces promesses brisées, étant donné que son fondement, la fidélité à la parole donnée, n’est plus respecté. Cette crise atteint non seulement la relation politique suzerain-vassal (le duc et le chevalier) mais aussi les relations d’amour et d’amitié. Cette perte des valeurs ne peut conduire dans le récit qu’à l’anéantissement complet (la mort) ou à une forme de repentance insoluble (le duc, devenu Templier, ne retrouvera jamais le rire et est en quelque sorte déjà à demi-mort).
L’enchainement des morts

La dernière partie du récit témoigne bien de sa nature foncièrement tragique. Tous les évènements qui se sont produits jusqu’alors n’étaient pas le fait d’une fatalité ou d’une destinée imposée par en haut, mais les conséquences des décisions qui, bien que contraintes, restent libres, des personnages. Les morts représentent l’aboutissement d’un parcours inéluctable, visant à rendre l’exemplum saisissant et édifiant pour le lecteur.
Le monologue final de la châtelaine témoigne d’un mouvement qui n’est pas sans rappeler d’autres textes : la tradition des dernières paroles de la femme avant son décès remonte à l’Antiquité et a été reprise au Moyen Age. Les équivalences sont donc nombreuses dans la littérature. Dans le Roman d’Eneas, s’apprêtant à se suicider, Didon pardonnait à Enée, de la même manière que la châtelaine. Remarquons que là aussi, il y avait incompatibilité entre l’amour des deux personnages, et la mission sociale d’Enée, obligé de repartir pour fonder Rome. De la même manière que Didon fait appel à Dieu et évoque une forme de transcendance au cœur même d’un évènement sinistre et nihiliste, la dame de Vergi multiplie les références divines : elle implore rhétoriquement son assistance (vers 659), élabore une hypothèse rétrospective caractérisant l’ampleur de son amour pour le chevalier (vers 675 à 678) : « Quar, se tout le mont et neïs / Tout son ciel et son paradis / Me donast Dieus pas nel preïst / Par couvenant que vous perdisses […] », demande à Dieu de lui accorder la mort (vers 820) et enfin de pardonner à son ami : « Douz amis, a Dieu vous commant ! » (vers 834). Elle accueille la mort comme un don de Dieu et une « douceur » ; en même temps, la référence constante à Dieu signale qu’elle est désormais sûre que l’amour ne peut plus s’exercer dans le cadre terrestre. Plutôt qu’un suicide véritable, il s’agit d’une sorte de mort spontanée due à une affliction, à un chagrin trop grand pour être supporté par un vivant. Ce type de mort est associé dans la littérature médiévale à la femme : dans le Roman du châtelain de Coucy et de la dame de Fayel, par plusieurs aspects similaires au conte de la châtelaine (auquel il a été vite associé, ce qui a conduit parfois à des assimilations des deux textes), la dame de Fayel succombe elle aussi au chagrin (aux vers 8154 à 8164) : « Tant demainne anguisseus martire / Dou duel et dou meskief qu’elle a, Que li mors si fort l’anguissa […] Car ja estoit de morir priés [elle] pria a Dieu mierchi / Et l’ame del corps se parti ». En outre, en employant des mots relevant des champs lexicaux de l’érotique et du religieux, elle apparaît comme une véritable martyre de l’amour. Mais paradoxalement cette élévation finale sublimée ne peut quitter le tragique. Si la petite fille entend bien tout le discours depuis sa cachette (preuve encore une fois que la présence sociale s’oppose à l’amour courtois), au lieu de rapporter au chevalier le message principal du monologue, à savoir le pardon accordé, elle porte l’accent sur la mort et devient auxiliaire du tragique. Sa parole est trouble ; le drame du langage et de la communication continue en filigrane : en affirmant qu’elle « ne demanda puis que vint ci » (vers 877) de mourir, la fille occulte la clémence finale de la dame et précipite la mort du chevalier. Dans une perspective interne à l’histoire, le long monologue sera resté sans réponse ; il est vain. La mort de la dame de Vergi, due à une méprise et à une méconnaissance[18] (elle a trop vite conclu à partir de l’allusion) témoigne ainsi du pessimisme à l’œuvre dans le texte.
Le chevalier met quelque temps à comprendre le décès de sa maîtresse. La croyant endormie, il lui prodigue étreintes et baisers qui introduisent une dissonance dans le récit : comme la fée, mais d’une manière plus sombre, l’aimée a disparu, mais ici, l’amant croit pouvoir continuer son amour, comme si de rien n’était, malgré sa trahison. Lorsqu’il découvre la vérité, sa réaction est similaire à celle de la Dame entendant l’allusion du chienet ; mais une différence essentielle se glisse entre les deux amants. Si la dame meurt « naturellement », sous l’effet du choc, le chevalier se suicide vraiment, poussé par le remords plutôt, et par souci de s’infliger à lui-même ce qu’il pense être juste. Aussi, si les deux êtres sont unis après leur mort dans une même sépulture, ils ne sont pas vraiment morts ensemble ni de la même manière. La réciprocité de leur amour est donc rétrospectivement mise en cause, et avec raison : la châtelaine est le seul des quatre personnages à n’avoir pas manqué à sa fidélité.
Le carnage se clôt avec la mort de la duchesse. Il s’agit de la brutale application de la clause qu’elle avait elle-même inclut dans sa promesse et qui avait été ironiquement prévue par le duc (aux vers 641 à 646). Le symbole de l’épée est important dans le passage : c’est avec le glaive qui vient de servir au suicide du chevalier que le duc, représentant de la Justice, va tuer la femme qui est responsable de la catastrophe. La duchesse est enterrée à l’écart : symbole du rejet des losengiers et de la félonie qu’elle incarne, elle qui non seulement n’a pas tenu sa parole, mais a utilisé le secret à des fins de vengeance.
La fin du merveilleux : un récit lucide ou pessimiste ?
Le texte se distingue du Lai de Lanval auquel nous l’avons comparé plus haut par l’absence de toute forme de merveilleux. C’est cette inscription dans le réel – certes par le biais du tragique et de l’hyperbole dramatique finale – qui a pu plaire aux contemporains, parce que tant les faits narrés que le message porté correspondaient mieux à la réalité de l’époque – même si le sens est pessimiste. L’on peut ainsi comparer les explicits des deux œuvres :
« Od li s’en vait en Avalun, « Avec elle, il s’en va vers Avalon
Ceo nus recuntent li Bretun, c’est ce que nous racontent les Bretons,
En un isle que mut est beaus; dans une île qui est très belle.
La fu ravi li dameiseaus. C’est là que le jeune homme fut emporté.
Nul hum n’en oï plus parler » Nul n’en entendit plus parler. »
Lai de Lanval
« Li dus enterrer l’endemain « Le duc fit enterrer le lendemain
Fist les amanz en un sarqueu, les amants dans un cercueil
Et la duchoise en autre leu ; et la duchesse dans un autre lieu ;
Més de l’aventure ot tel ire mais il fut tellement éprouvé par l’affaire
C’onques puis ne l’oï on rire […] » qu’on ne l’entendit plus jamais rire […] »
La Chastelaine de Vergi
Dans la Chastelaine, nulle évasion surnaturelle vers le monde des fées : les paradoxes et dilemmes qui ont rempli l’œuvre restent insolubles. La mort s’empare du rôle de solution, ce qui est problématique. Le texte présente en effet très peu d’éléments religieux, en dehors de la prière finale de la châtelaine ; son ton généralement pessimiste ne permet pas d’asserter que ces morts sont considérées au moins comme positives, du point de vue du croyant chrétien en la « vie éternelle », pour lequel les deux amants trouveraient au paradis le cadre permettant la concrétisation de leur fin’amor. La dichotomie vie terrestre et vie après la mort chrétienne est ici éludée. L’impression ressentie est tout de même celle d’une conclusion brutale et définitive des espoirs des amants. La prière de la châtelaine se révèle ainsi inutile et vide de sens : à ce stade, l’on ne peut plus du tout la comparer avec la fée du Lai de Lanval. Le récit tragique aboutit à un échec présenté de manière inéluctable, puisque c’est de la mort qu’il s’agit, ou bien, à travers le personnage du duc, d’un état où la vie a perdu tout sens et toute joie. L’on pourrait dire que la Cour assiste dans ce passage à la personnification de l’enterrement du fin’amor lui-même (puisque l’idéal des fin’amants était représenté par le chevalier et la châtelaine), et des valeurs traditionnelles, qu’il faut rebâtir sur d’autres fondations. Si l’on s’en tient à cette analyse, il faut considérer les longs pleurs qui agitent la Cour après la découverte des corps et l’exposé de leur histoire par le duc, comme la déploration de la mort d’un idéal, à laquelle ne survivent que ceux pour qui ce n’était déjà plus qu’une notion purement littéraire ou dépassée : bref, un appel à la lucidité.
Le duc, cependant, ne parvient pas à admettre ce constat. Il se retrouve au final, par une sorte d’ironie tragique, exilé volontaire : il s’est infligé à lui-même le châtiment qu’il s’apprêtait à donner au chevalier. Si l’on excepte son engagement de templier, sa vie n’a plus de sens – il est d’ailleurs présenté comme un « mort-vivant », banni non seulement de sa terre, mais aussi, métaphoriquement, de toute forme de joie, et, bien entendu, de toute espèce d’amour. C’est à travers la figure du duc, censé être une incarnation des valeurs féodales et sociales, que se révèle le pessimisme en définitive considérable que l’œuvre véhicule : elle critique jusqu’à la possibilité même de pouvoir servir idéalement les valeurs et les principes. Le personnage de la duchesse incarne la tromperie qui les mine ; le duc représente, malgré ses efforts, leur échec, et signale l’irréfragable faiblesse de l’Homme, qui ne peut manquer, même involontairement, de détruire ces valeurs. En bref, La Chastelaine prône une lucidité désabusée, non seulement sur l’amour, qu’il soit courtois ou non, mais aussi sur les autres valeurs qui comptent dans la société médiévale. Le récit propose donc, malgré son apparente simplicité, plusieurs niveaux de lecture, dont l’un côtoie fortement le pessimisme. Au-delà d’une simple critique de l’amour, il propose peut-être surtout une « vision pessimiste des rapports humains voués au paraître et à la mauvaise foi »[19] (la double indiscrétion a conduit au désastre), dès lors qu’inclus dans la vie sociale les amants s’exposent aux losangiers, à la jalousie, aux amours déçues. Dans cette optique, la Chastelaine se révèle plus adulte et plus lucide que les œuvres antérieures et que les lais où persistait l’espoir merveilleux. C’est moins le combat, finalement ancien, de la passion et de la loi qui est visé, que le problème plus général de la difficulté de communication entre les êtres humains[20], le tout dans le cadre d’une période de transition des valeurs. La seule victoire proposée par le récit, ce serait celle de la littérature, qui devient dans cette perspective le seul garant de la possibilité de la fin’amor, lorsqu’elle est chantée, récitée, ou lue.
Le texte est donc plus profond qu’on pouvait s’y attendre : il joue très finement sur le langage, sa distorsion, sur la mise au secret de l’amour et sa cruelle et destructrice révélation. L’amour parfait n’est possible que dans un ailleurs – au paradis, après la mort – puisque les conditions de la tenue du secret sont impossibles. Mais au moins reste-t-il possible dans la littérature ; et d’ailleurs c’est dans son cadre qu’il se réalise pleinement. Ce texte permet de remettre en cause certaines visions idéalisées de l’amour courtois au Moyen âge ; il montre que les contemporains étaient tout à fait conscients des limites et de la différence entre la littérature et la réalité. La Chastelaine de Vergi est donc une œuvre lucide, qui sait faire l’éloge des joies de l’amour, mais ramène celles-ci dans le cadre d’une société et d’un monde où elles ne peuvent être éternelles et sont exposées au regard scrutateur et parfois malveillant de la société : telle est sans doute la raison de son succès à travers les époques.
[1] Par R. Dubuis par exemple ; voir Les cent Nouvelles Nouvelles et la tradition de la nouvelle en France au Moyen Age, Grenoble, 1973, p.525)
[2] Istoire de la Chastelaine du Vergier et de Tristan le Chevalier, Par Jean-François Kosta-Théfaine, p.1
[3] A titre d’exemple, M. J.B. de Caluwé désigne comme telle l’adaptation du texte en moyen néerlandais, dans son article Het dramatisch karakter van de middelnederlandse ( vooral Frankische) epiek in Ons Erfdeel, XIII (1970), vol. IV, p. 138-142.
[4] Maciej Abramowicz, op. cit, p.74
[5] Paul Zumthor, « De la chanson au récit : La Chastelaine de Vergi », in Vox Romanica, 1968, p.83
[6] R. Howard Bloch, Medieval misogyny and the invention of Western romantic love, University of Chicago Press, 1991, p.117
[7] Idem.
[8] Idem, p.118
[9] « Préface » à La châtelaine de Vergy, éd. Folio classique chez Gallimard, p.26
[10] Idem, p.27
[11] Jean-Charles Payen, « L’amour conjugal : La crise du mariage à la fin du XIIIe siècle d’après la littérature française du temps », Famille et parenté dans l’Occident médiéval. Actes du colloque de Paris, 6-8 juin 1974, Publications de l’École française de Rome, 1977, pp. 413-426.
[12] Idem, pp. 417-418.
[13] Paul Zumthor, Toward a medieval poetics, University of Minnesota Press, 1992, p.315
[14] « Familier de sa maîtresse […] il était de sa part messager de bonheur ; c’est lui qui, sans le savoir et sans le vouloir, réunissait les amants. » Jean Bichon, L’Animal dans la littérature française au XIIe et au XIIIe siècle, Lille, 1976, p.669
[15] Maciej Abramowicz, « Axiologie littéraire et féodalité – La châtelaine de Vergy » in Narrations brèves ,Piotr Salwa,Ewa, Dorota Żółkiewska, p.75
[16] D’où les limitations que rencontrent les lectures qui ne s’arrêtent qu’à la psychologie des personnages et considèrent le texte comme essentiellement réaliste, au risque de trouver des invraisemblances dans le comportement des personnages. Au contraire c’est le tragique enchaînement qui prévaut.
[17] Jean Bichon, op. cit, p.669
[18] Simon Gaunt, Love and Death in Medieval French and Occitan Courtly Literature. Martyrs to Love, Oxford, Oxford University Press, 2006 (dans le « Chapter 3, The Deadly Secrets of the Heart : The Chastelaine de Vergy and the Castelain de Coucy »), p.87.
[19] Jean Charles Payen, « La mise en roman du mariage dans la littérature française des XIIe et XIIIe siècles : de l’évolution idéologique à la typologie des genres », in Love and marriage in the twelfth century, par Willy van Hoecke et Andries Welkenhuysen, Leuven University Press, 1981, p.228
[20] Idem