Quand le poète se fait critique…

4 décembre 2008 0 Par Julien Maudoux
Charles Baudelaire

Il a été souvent remarqué tout à fait justement que, depuis Baudelaire, nombre de poètes ont également été critiques, et se sont penchés, en tant que créateurs et que lecteurs à la fois, sur les écrits de leurs « compagnons de chant ». Yves Bonnefoy, à l’instar de Philippe Jaccottet et de Claude Esteban (mais les exemples abondent), a suivi ce qui semble aujourd’hui s’être ancré comme une forme de « tradition ». On parle finalement assez peu de cette critique « humble », dirais-je, qu’ont alimentés, chacun à leur manière, les apports divers des auteurs précités, et de tant d’autres.

On parle peu de la critique contemporaine : comme si après la foison du structuralisme, s’était éteinte une flamme, alors que de moins de nouveauté peut-être dans son rapport à l’écrit (et encore!), mais d’autant de vérité, a continué sur un chemin moins éclairé par l’attention (mais qui la mériterait), une production tout à fait importante. On parle encore moins d’un pan pourtant essentiel de la critique, à savoir celui qu’alimentent les textes des écrivains eux-mêmes lorsqu’ils rédigent sur les oeuvres de leurs pairs ; peut-être parce qu’il s’agit d’une critique plus humble, dans la mesure où elle s’en retourne, dénoncant implicitement certains excès possibles, à l’origine de la position critique : un Homme lisant ce qu’a écrit un autre Homme et décidant d’aller au-delà de la simple lecture, de communiquer ce qui l’a marqué dans une oeuvre, ce qui fait d’elle une oeuvre à lire ou, au moins, à connaître (et il faut saluer chez le critique celui qui par son travail nous permet de moins nous lamenter de ne pouvoir tout lire).

Dans le cas qui m’intéresse, cet Homme qui lit l’oeuvre d’un écrivain, il est lui-même poète. Il est donc forcément plus proche de l’auteur qui l’intéresse, que le lecteur « lambda ». Situation qui n’établit pas une hiérarchie, l’on s’en doute ; c’est juste que le poète-critique effectue la même tâche que le poète sur lequel il écrit, même s’il est évident que beaucoup les sépare – le style, les spécificités de leurs sensibilités respectives, par exemple. Reste que l’on estime, à raison, qu’il se joue dans ce texte critique particulier, qui confronte un créateur à un autre créateur, quelque chose d’important et digne d’intérêt. Essayons de voir de quoi il s’agit, à travers quelques exemples (loin de moi l’idée de fournir par là une étude exhaustive – considérez plutôt ceci comme une ébauche : quelques remarques plus ou moins bien organisées, de modestes « prolégomènes » à une étude que le manque de temps temps m’empêche de mener à bien) ; j’évoquerai essentiellement dans ce propos certains contemporains. Notez bien que je publierai en plusieurs parties – au fil de la rédaction -, mais dans le même billet, cet article.

« Lectures de poésie » et « chroniques de poésie » chez Philippe Jaccottet

Virginia Woolf

Pour préfacer son volume de « lectures de poésies » intitulé Une transaction secrète, Philippe Jaccottet, dans un « avertissement », précise en quelques mots la teneur du livre : il en annonce la forme quelque peu décousue (c’est un regroupement d’articles), puis, ce qui nous intéresse, écrit, avec modestie – laquelle est chez lui tellement véridique qu’elle mériterait que je m’y réfère par un autre mot, moins lié à l’ironie qu’on prête souvent au terme que j’ai employé (la fausse modestie) – qu’il ne faut pas voir dans ces lectures des textes écrits « pour les spécialistes de la littérature », ni « pour les poètes » : ils sont adressés à « d’éventuels amateurs de poésie » : pas d’universitarisme, donc, et un lectorat dont la nature est clairement exprimée. Ce qui veut dire que Jaccottet ne va pas analyser les textes comme le ferait l’étudiant en lettres chevronné qui compte les syllabes dans sa tête, cherche les figures qui se cachent au regard, avec cette rigueur qu’on lui a enseigné et qui n’est qu’un point de départ. Précisons deux choses : d’une part Jaccottet ne rejette aucunément l’intérêt de ces recherches, d’autre part, son « avertissement »  ne signifie pas qu’il n’y aura pas de commentaires d’ordre esthétique ou stylistique dans ses « lectures de poésie ». Le choix  de cette expression particulière, qui fait office de sous-titre au volume, et, surtout, le choix du titre, sont néanmoins révélateurs : Jaccottet a autre chose à dire. Pour le mieux comprendre, lire la quatrième de couverture est nécessaire ; comme tout le monde ne l’a pas forcément sous la main, voici ce qu’elle indique : que le titre du volume est une reprise d’un passage d’Orlando, roman de Virginia Woolf.

Écrire de la poésie, n’est-ce pas une transaction secrète, une voix répondant à une autre voix?1

A partir de cette citation, Jaccottet, toujours dans l’avertissement, répond à la question que l’on pourrait se poser : pourquoi réunir ainsi des textes « disparates » et qu’il affiche dès l’introduction comme « légers » et marqués par la « naïveté »?

Si je me suis résolu à recueillir ces textes en dépit de leurs imperfections […]  c’est parce que je pense […] qu’ignorer les oeuvres dont ils parlent revient à se priver d’une chance de joie. [Ces textes sont écrits] pour frayer le chemin qui pourrait conduire à ces oeuvres […] ouvrant, plus ou moins grand, sur […] l’espace (imaginaire?) où il n’y aurait plus de mur entre le coeur et le monde.2

On l’aura compris : cette « naïveté » que Jaccottet va jusqu’à « revendiquer » ne doit pas être comprise comme synonyme de niaiserie, d’ignorance, ou de simplicité sotte. Elle évoque au contraire quelque chose de profond. Dans ces articles, Jaccottet va évoquer des « rencontres » – tel est le mot qu’il a choisi pour désigner le sentiment qui nous saisit au contact d’une oeuvre poétique, de cette voix singulière, unique, qui nous émeut.

Partant, sa conception de la critique est marquée par le partage. Le rôle du critique est d’abord de faire découvrir son auteur au lecteur ; ensuite, de l’accompagner dans ses premiers pas dans l’oeuvre (car il est parfois utile, sinon nécessaire, pour aborder l’oeuvre d’un poète, d’avoir quelques indices, que le critique, en connaisseur, et le poète-critique, en « proche », va pouvoir tenter de donner) ; enfin, de « s’effacer », pour que se produise chez le lecteur le même émerveillement qui l’a saisi, pour que la nouvelle rencontre se fasse. D’où cette phrase de Jaccottet :

Aussi s’agissait-il […] d’essayer d’ouvrir un chemin [vers les oeuvres], en souhaitant que ce chemin, une fois l’oeuvre atteinte, fût oubliée.3

Ce qui ne signifie pas, loin de là, qu’on doive lire, avant d’ouvrir le recueil, avant de se plonger dans la poésie d’un auteur, une critique à leur sujet! Bonnefoy, à ce sujet, a de justes paroles, lorsqu’il explique que lorsqu’il a découvert Rimbaud, il n’a, tout d’abord, « rien compris ». C’est qu’en poésie, la compréhension est secondaire, très secondaire : quelque chose d’autre compte, de plus important : c’est (toujours selon Bonnefoy) ce qu’il y a, dans ces poèmes, « à vivre ». La première lecture se révèle-t-elle dure? Quoi de plus normal! Même le poème d’apparence le plus simple porte en lui des graines de bonne obscurité, porte en lui un appel que l’intellect a du mal à considérer, à stopper ; cela peut stopper qui connaît mal la poésie, qui précisément est issue au-delà du concept. C’est là, donc, que le critique intervient : il se fait dissipateur de l’impression d’hermétisme (lorsqu’elle n’est pas revendiquée par le poète) et donne des pistes. Parfois, cela peut suffire, et voici que le lecteur change d’opinion sur le poème et son auteur ; sinon, au lecteur de choisir : relire, laisser en lui décanter les mots, ou bien partir en quête d’autre voix qui lui conviendra mieux.

Le poète-critique se place donc entièrement au service de l’oeuvre au sujet de laquelle il écrit : Jaccottet le rappelle en posant que ses textes critiques ont tous été écrits « non du tout pour eux-mêmes mais pour […] ». Talent et habitude obligent, ces textes peuvent être tout à fait dignes d’examen esthétique, et frôlent parfois le sublime, toujours pour essayer de mieux évoquer l’effet produit par le texte, son intérêt, sa profondeur. Ainsi, ces constatations effectuées par Jaccottet à la lecture d’un poème d’Ungaretti tiré de son premier recueil, L’Allégresse :

Toute vie est traversée du désert, poursuite d’oasis, passage d’un infini, d’un inconnu à l’autre ; toute voix aussi est mouvement, mais dans le sens vertical, entre deux abîmes.4

Ce qui montre bien que quand le poète se fait critique, il n’en demeure pas moins profondément poète. Il y a bien, dans ces textes, « une voix répondant à une autre voix ». Deux voix qui prennent part à une même recherche, souvent vitale. Outre le traditionnel « Nous ne faisons que nous entregloser » de Montaigne, on peut relever ici cette beauté du poète qui entretient avec respect l’oeuvre de son pair, qui cherche à la faire lire, et qui en même temps apporte sa propre eau à cette pousse pour qu’elle puisse encore plus s’épanouir et s’étendre, pour notre bonheur, dans le ciel de nos lectures.

Aussi, chez Jaccottet, le terme de « critique » se révèle-t-il – on le voit – trop étroit ; on ne peut qu’approuver les appellations qu’il a lui-mêmes forgées et qui conviennent bien mieux à ce genre particulier. Marquées par le même sentiment du doute, le même effacement modeste et, en même temps, par le même mouvement d’espoir, qui sont à la base de son oeuvre de poète, ces chroniques et ces lectures sont à porter au premier plan de notre attention et méritent, dirais-je, leur propre reconnaissance.

Avant de clôre cette première partie, je voudrais succinctement évoquer un point également remarquable, et participant de la même visée de la part de Jaccottet : le fait que, dans ses derniers recueils, où se mêlent poèmes et proses, apparaîssent également des citations, qui sont souvent reprises telles quelles et sans aucune adjonction sinon de nécessité : par exemple, p.61 de Ce peu de bruits, des vers d’Empedocle d’Agrigente; p.78 du même livre, un extrait d’Achim von Arnim. Et l’élan vers la lecture de poésie, cette fois-ci dans le cadre direct de l’oeuvre, et dans les toutes dernières pages du volume (ces textes sur Senancour, Leopardi et Kafka), est aussi à noter. On y perçoit l’importance – mais le terme est devenu trop faible, ici -, de ces « quelques pages encore, lues », qui viennent s’opposer aux « signes d’un ennuagement du ciel » de l’Obituaire5 ; et on sait qu’il y a là un espoir, véritable, et un appel – nourri à la fois par l’intuition qui est à la base de poésie et par la pensée critique, justement -, un appel à se tourner vers ces pages qui importent, et qui soutiennent.

D’un regard… critique

Paul Valéry

On ne le sait que trop : la critique ne fait pas qu’encenser. Rares sont les recueils publiés qui reçoivent des foudres ; car en poésie, on ne publie pas n’importe quoi. Reste qu’un poète peut, plus ou moins passionnément, s’affronter à un autre. De ce regard critique – au sens usuel du terme – nous intéresse l’enjeu – quel est-il? Il s’agit le plus souvent de deux conceptions de la poésie, divergentes, qui s’entrechoquent.

Il se trouve […] qu’à partir de là j’ai été aussi amené, tout naturellement, à m’interroger sur ce qui, dans telle ou telle de ces oeuvres, me tenait à distance. […] De sorte que […] de l’adhésion et du refus finit par s’ébaucher une figure (entre plusieurs) de la poésie.6

Le texte critique va donc se révéler d’un intérêt certain en ce qu’il permet au lecteur de connaître les positions à la fois du poète et du poète-critique, sur la question de la poésie. Pour illustrer cela, je vous propose la lecture d’un article de Bonnefoy sur Paul Valéry, dans L’Improbable et autres essais En voici quelques extraits.

Il y avait une force dans Valéry, mais elle s’est égarée. […] Valéry n’a pas su qu’on avait inventé la mort. Il se complaît dans un monde d’essences où rien ne naît ni ne meurt. […] Nous avons à oublier Valéry.7

Ici, le conflit porte sur ce qui est, d’après Bonnefoy, à la base de la poésie moderne, à la base de la poésie même, d’où ces attaques frontales que sont les concises phrases citées. Et cette fondation, c’est « la méditation de la mort ». Ce que Bonnefoy critique avant tout chez Paul Valéry, c’est la stabilité d’une poésie qui mène à « l’archétype », qui conduit à l’Idée, alors que pour Bonnefoy ce qui compte c’est « le mystère de la présence », lequel est intrinsèquement lié à la finitude, à la naissance et à la mort, au changement. Bonnefoy met en cause le méridionalisme poétique de Valéry, qui est né dans le sud, terre de soleil, mais aussi de trop d’éclat, où, à l’instar de la Grèce, renaît aisément l’idéalisme platonicien (cette belle formule : « la Méditerranée de l’esprit »8).

Ce qu’il faut relever, aussi, dans cet article, c’est cette note qui le conclut, en bas de page :

Ai-je « critiqué » Paul Valéry? Je l’ai pris au sérieux, me semble-t-il. [Ces écrivains] existent en nous. Nous avons à lutter contre eux, comme nous avons à choisir, et aux fins d’être. C’est une lutte privée. C’est peut-être un pari […]9.

Ainsi voyons-nous que la critique des autres poètes, c’est ce qui permet de se forger, en tant que poète. Sur ce point, il faut lire le propos de Michèle Finck dans Yves Bonnefoy – le simple et le sens, dans un chapitre au titre évocateur, Les phares : Baudelaire (« identification héroïque) et Valéry (rejet héroïque) :

Tout acte créateur est tendu entre deux pôles opposés – celui de la filiation spirituelle (choix d’une influence) [NDLR : c’est l’« identification héroïque », notion forgée par le psychanalyste Didier Anzieu], et celui du rejet spirituel (reniement d’une influence). […] Aussi Bonnefoy vient-il à la poésie par un acte double : « identification héroïque » à Baudelaire et rejet héroïque de Valéry.10

Relevons que Michèle Finck apporte ici une nouveauté. Sa notion de « rejet héroïque » permet, comme elle en émet l’hypothèse, de reconnaître « la double pulsion séminale : amour et haine »10 qui est à la genèse de toute oeuvre. On a en effet l’habitude de parler, lorsqu’il s’agit de la filiation des auteurs, surtout des influences acceptées : pourtant, et le cas de Bonnefoy en est une bonne illustration, la constitution d’un style, d’une poétique, se nourrit également et en contrepoint, d’influences rejetées, c’est-à-dire de celles dont l’auteur se détourne. Ajoutons enfin qu’en plus de ces grandes figures, on doit, à mon avis, en ajouter d’autres, de moins d’importance fondatrice, mais qui ont tout de même leur part à jouer dans l’évolution de la poésie d’un auteur : en fait, chaque « rencontre » (pour reprendre le mot de Jaccottet) entre deux poètes, en est l’occasion. Le temps, les aleas de l’époque, peuvent parfois modifier le rapport, dans un sens ou dans l’autre : il faut, pour le voir à l’oeuvre, lire les deux articles consacrés à Edmond-Henri Crisinel, dans Une transaction secrète11 par Jaccottet, qui témoignent, chez le poète-critique lui-même, d’une évolution. C’est dans cette mesure que l’on peut voir, dans le regard critique, la constitution ou la confirmation, après-coup, de ces influences de diverses natures. 

C’est ainsi que chaque article critique participe à, ou signale, chez le poète-critique, l’élaboration plus ou moins consciente et revendiquée (elle l’est profondément chez Bonnefoy) de ce jeu complexe d’attraits et de répulsions duquel s’élève, murie, une voix particulière. Sous-estimer l’importance du cheminement critique chez un auteur, ce serait se refuser les clés de la compréhension de la sensibilité du poète, et de l’évolution de celle-ci.


Notes

1 – Virginia Woolf, Orlando, repris dans Une transaction secrète

2 – P.J, « Avertissement », p.11-12, Une transaction secrète

2 – P.J, « Avertissement », p.7, L’Entretien des muses

4 – P.J, « Préface à Vie d’un homme », p. 164, Une transaction secrète

5 – P.J, « Obituaire », p. 16, Ce peu de bruits

6 – P.J, « Avertissement », p.8, L’Entretien des muses

7 – Yves Bonnefoy, « Paul Valéry », pages.99-105, L’Improbable et autres essais, Folio essais

8 – Yves Bonnefoy, ibid., p.99

9 – Yves Bonnefoy, ibid., note 1, p.105

10 – Michèle Finck, Yves Bonnefoy, le simple et le sens, p.32

11 – P.J, « L’accession à la lumière » et « Le travail du temps », p.230-234, Une transaction secrète